mercredi 11 avril 2018

DAREDEVIL, VOLUME 5 : SUPREME, de Charles Soule, Goran Sudzuka, Alec Morgan et Ron Garney


A la toute fin du précédent tome, on voyait Matt Murdock remettre un dossier au procureur de Manhattan qui, lui promettait-il, allait "tout changer" ? Après les révélations du volume 4 sur l'identité secrète retrouvée, dans quelle direction Charles Soule allait-il entraîner Daredevil ? A toutes ce questions - et à d'autres - , ce recueil, plus épais (avec pas moins de huit épisodes), va répondre, en compagnie de trois dessinateurs (ce qui nuit, hélas ! à sa cohérence visuelle), et relancer la série de façon percutante.


- #21-26 (dessinés par Goran Sudzuka pour les n°21-22, et Alec Morgan pour les n°23-26.) - Le projet de Matt Murdock est ambitieux et radical : éradiquer toute crime organisé de New York. Le procureur, d'abord réticent, lui accorde sa confiance pour cela. Avec Luke Cage et Echo, Daredevil appréhende d'abord une partie du gang de Ammo qui prévoyait de commettre un attentat en ville. En capturant un des membres, Slug, Matt peut commencer à plaider grâce à un témoin à charge exceptionnel : Daredevil lui-même !


Une fois accepté le témoignage sous serment d'un homme masqué dans l'enceinte d'une cour de tribunal, l'avocat de Slug, Baden, met en doute que l'homme dans le costume et sous le masque de Daredevil soit bien le justicier. L'occasion va être fournie à ce dernier de le lui prouver lorsque Ammo et ses complices font irruption dans la cour pour libérer Slug. DD intervient pour les neutraliser, sauvant au passage les vies de Baden et du juge.


Les événements déplaisent à la pègre, en premier lieu à Wilson Fisk, le Caïd, qui recrute un nommé Legal, ayant représenté les intérêts de Tony Stark, pour, le cas échéant, affronter Murdock. De son côté, Matt bétonne son dossier avec l'aide Jennifer Walters (alias She-Hulk), elle-même membre du barreau mais qui doute des motivations de son ami ainsi que du nombre de justiciers qui suivront son exemple d'être considérés comme des sortes d'auxiliaires de police. Malgré tout, elle l'empêche d'être tué par Tombstone que le Caïd a chargé d'éliminer Murdock.
   

Comme prévu, Legal prend le relais de Baden pour défendre Slug et, devant la cour d'appel, remet en cause le témoignage pourtant validé en première instance de Daredevil. Matt refuse d'en rester là et décide de porter l'affaire devant la plus haute juridiction du pays : la Cour Suprême. Mais il ne se sent pas d'aller seul au front et convainc Foggy Nelson de l'accompagner en se réconciliant avec lui, s'excusant des tourments qu'il lui a causés en lui révélant à lui et lui seul qu'il était Daredevil.


Le grand oral devant la Cour Suprême oppose les arguments de Legal et Murdock : le premier fait remarquer que les justiciers agissant sans la permission d'une autorité légale sont assimilables aux criminels qu'ils traquent et persécutent parce qu'ils refusent de se soumettre à la loi. Le second utilise un discours moins légaliste : les super-héros sont en effet des hors-la-loi mais interviennent pour protéger des civils et aider les forces de police, ils ne terrorisent pas le peuple pas plus qu'ils se font rétribuer pour leurs services, et pour ces raisons il ne faut pas en avoir peur. La Cour Suprême tranche en faveur de Murdock et créé donc un précédent. Pour Daredevil, c'est à la fois la fin d'une époque (celle où il oeuvrait sans filet de protection) et le début d'une autre (où il a permis aux justiciers comme lui de ne plus craindre d'être des outlaws). Le Caïd, lui, décide de préparer sa riposte : un mystérieux "Plan C"...
  

- #26-28 (dessinés par Ron Garney.) - Daredevil profite de sa nouvelle liberté pour reprendre ses patrouilles nocturnes, dont celles qu'effectuait Blindspot avant sa blessure contre Muse et sa subite disparition. C'est ainsi qu'il noue une relation, houleuse, avec la soeur de Samuel Chung, Hannah, qui reproche à son frère d'avoir privilégié sa carrière de justicier à sa famille. Parmi les doléances adressées à Blidnspot, une est destinée à Daredevil... Matt part en Chine retrouver son apprenti et, pour déjouer les douanes, demande à Foggy de lui envoyer son costume là-bas plutôt que de le porter sous ses vêtements ou dans ses bagages. DD se rend jusqu'à un temple quand la Main l'attaque et le neutralise. Mais avant de perdre connaissance, il reconnaît la voix de leur chef : celle de Blindspot !
   

Jeté dans une fosse, Matt, démasqué, écoute Samuel Chung lui raconter son histoire : né en Chine dans la pauvreté, à proximité de ce temple, sa mère l'en éloigne en partant s'installer en ville où il est inscrit dans une école pour acrobates. Puis, la mère et le fils quittent le pays pour les Etats-Unis : elle intègre l'église de Tenfingers, il conçoit son costume de Blindspot et partage un appartement avec sa soeur Hannah, née en Amérique. Puis il devient l'apprenti de Daredevil jusqu'à la bataille contre Muse. Sa mère décide alors de rentrer en Chine, suite à la mort de Tenfingers, et pour rendre la vue à Samuel, offre son âme au maître du temple. Aujourd'hui, pour que sa mère récupère son âme, Blindspot va livrer DD au maître.
  

Livré à la Bête, le maître du Temple et de la Main, Daredevil est abandonné par Blindspot et sa mère qui quittent l'endroit. Mais Samuel Chung éprouve des regrets et ne peut finalement se résoudre au sort de son ancien mentor. Il part l'aider et sa mère le suit pour aider son fils. Le résultat sera dramatique, l'un des trois n'y survivra pas... De retour aux Etats-Unis, Matt promet à Samuel d'obtenir sa naturalisation et de continuer à l'entraîner. Mais il apprend au même moment par les médias que Wilson Fisk vient de remporter l'élection municipale de New York !

Pour la forme, ce cinquième recueil de la série, telle que relancée par Charles Soule, contient les derniers épisodes avant que la renumérotation historique, décidée par Marvel au moment du nouveau statu quo "Legacy" l'Automne dernier, n'entre en vigueur (un coup marketing qui aura fait pschitt, puisqu'une vague de relaunchs avec le nouveau nouveau statu quo "Fresh Start" va imposer des n°1 en pagaille). Ceci explique sans doute la générosité de cet album qui collecte huit épisodes, un paquet rarissime chez Marvel.

Mais justement, attention à la forme car ces huit chapitres forment deux histoires distinctes, deux arcs - le premier, qui donne son titre au livre, Supreme, en cinq parties ; le second en trois parties. Et ce n'est pas fini, formellement parlant, puisqu'il faut trois dessinateurs pour illustrer ce copieux programme.

C'est pour l'essentiel ce qui gâche un peu le plaisir tant les styles des trois artistes sont inégaux et différents. Le solide Goran Sudzuka ouvre le bal avec deux épisodes, puis le médiocre Alec Morgan enchaîne avec les trois suivants, avant que Ron Garney ne ferme le ban avec trois autres volets (composant la dernière histoire). J'aurai préféré qu'on en reste à Sudzuka pour les cinq épisodes principaux et me passer de Morgan, et retrouver Garney.

Cette réalisation met une pression supplémentaire sur Soule qui s'engage dans une histoire ambitieuse, que seraient bien inspirés de prendre en compte les autres scénaristes de Marvel parce qu'il ne s'agit pas uniquement d'une révolution impliquant le statut de Daredevil mais de tous les justiciers ne travaillant pas pour le gouvernement ou une agence gouvernementale (genre SHIELD). On peut même affirmer que Soule résout un problème jamais résolu, ni même abordé depuis la Civil War écrite de Mark Millar... Il y a onze ans !

Le scénariste écossais avait bâti sa saga sur un loi imposant aux super-héros de se faire recenser, et donc de dévoiler leur identité secrète aux autorités. A l'époque, Iron Man soutenait la mesure et Captain America, au prétexte que cela contrevenait aux libertés individuelles, s'y opposait, entraînant un schisme sans précédent dans le communauté des super-héros (et une mode lassante de bastons régulières entre justiciers). A la fin, le camp des pro-recensement gagnait, Captain America était arrêté (puis tué, mais pour d'autres motifs), et pas mal de héros devinrent des justiciers obligés de prendre le maquis (mais traités avec plus ou moins d'indulgence par leurs collègues légalistes).

N'empêche, quid du statut de super-héros depuis ? Tout ce beau monde a fini par se rabibocher au terme du "Dark Reign" après la saga Siege (où Steve Rogers devenait le chef du SHIELD). Mais en vérité, rien n'était résolu, tout juste planqué sous un tapis, avec la promesse tacite de ne plus en reparler pour éviter les fâcheries (avec juste un nouvel accroc lors de la Civil War II par Bendis, sur fond de répression policière grâce un néo-Inhumain au pouvoir de devin).

Un des actes manqués de Civil War aura été de pas traiter des conséquences judiciaires de l'intrigue, alors même que Daredevil fut l'un de ceux qui devinrent hors-la-loi - situation ironique pour son alter ego avocat. Charles Soule, aujourd'hui, remet le problème sur la table avec l'intention aussi ferme que son héros de le régler clairement.

La démarche est audacieuse, d'autant plus que les cinq épisodes qu'il y consacre mettent Daredevil à la fois dans une position délicate (il risque à tout moment de devoir se démasquer lors du procès en première instance d'un voyou qu'il a fait arrêter et contre lequel il témoigne) puis en retrait (quand Murdock doit plaider en appel puis engage le dossier devant la Cour Suprême). Pourtant, Soule expose les débats, les arguments, de manière passionnante, sans noyer le lecteur sous des subtilités juridiques. Même les points les plus extravagants (le droit à un super-héros de rester masquer pour témoigner, le fait même qu'il témoigne à charge, que DD prouve bien qu'il est DD) sont présentés de façon très convaincantes.

En outre, même si Murdock a été avocat et maintenant procureur, on le voit peu dans l'exercice de sa fonction : Daredevil reste un comic-book de super-héros, où doit dominer l'action, et même si un procès fournit son lot de scènes dramatiquement intenses, cela ne remplace pas les acrobaties et les bagarres qui motivent l'achat du fan. Soule fait pourtant le pari de nous captiver avec cinq épisodes dominés par des batailles de prétoire, l'exposition des procédures de la Loi américaine, les différentes chambres de représentation. Et ça fonctionne parce qu'au fond, ce qui se joue ici, c'est autant la carrière de Murdock que celle de DD : si le premier perd, l'autre aussi, et c'est plutôt judicieux de rappeler que le juriste et le justicier ne sont pas des entités distinctes mais dépendantes.

Une fois, cet arc clos (mais pas définitivement... De toute façon, rien n'est jamais définitif dans les comics), Soule se souvient que Blindspot a disparu du paysage depuis le tome 3, et plus radicalement encore depuis le début du tome 4 (quand Matt apprend que la mère du garçon l'a emmené avec elle, mais sans dire où).

L'aventure qui suit est plus classique mais aussi plus trépidante et exotique, avec un zeste de fantastique. Elle va entraîner Daredevil jusqu'en Chine, dans un temple sur lequel règne une Bête immonde aux ordres de laquelle les ninjas de la Main obéissent, avec son lot de sacrifices. Le sacrifice est le thème central de cet arc narratif bref, rapide, nerveux d'où, forcément, tout le monde ne reviendra pas.

Grâce à la maestria graphique de Ron Garney, le récit possède un souffle indéniable et grisant, avec des planches magnifiques, et le retour définitif du costume rouge de Daredevil (ça fait plaisir). Dans ces petits formats, Soule peut se montrer plus ou moins à l'aise, davantage quand il se fait un devoir de boucler l'histoire qu'il y glisse comme c'est le cas ici. C'est dense et accrocheur, et le découpage virtuose du dessinateur réserve des moments magnifiques, une sorte d'extrémisme qui sied bien à la série (DD n'est jamais meilleur que dos au mur, au trente-sixième dessous, avant de rebondir avec l'énergie du désespoir). Et le cliffhanger final, de retour en Amérique, est vraiment extraordinaire, promettant un nouveau récit surprenant, filant la métaphore avec la situation politique actuelle des Etats-Unis...

Malgré donc un déséquilibre graphique un peu préjudiciable, ce tome 5 est un des meilleurs depuis le début du run de Charles Soule, auteur regorgeant visiblement d'idées pour son héros, pas toujours adroitement exploitées, mais parfois fulgurantes et très pertinentes.   

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