mardi 3 avril 2018

DAREDEVIL, VOLUME 1 : CHINATOWN, de Charles Soule, Ron Garney et Goran Sudzuka


J'ai pensé pis que pendre de cette reprise de Daredevil quand elle s'est produite après le fantastique run de Mark Waid avec Chris Samnee : le premier épisode que j'en avais lu m'avait déplu, le redesign du costume de DD aussi. J'étais dans la posture du fan dépité qui ne croyait pas capable de retrouver le plaisir de suivre les aventures d'un de ses héros favoris... Mais, avec sa version des Astonishing X-Men, Charles Soule est remonté dans mon estime. Puis j'ai lu, le mois dernier, le 600ème épisode de son Daredevil avec Ron Garney et j'ai été positivement surpris. Du coup, back to the start pour vérifier si c'est bon ou mauvais depuis le début de leur prestation. Direction : Chinatown, premier arc en cinq épisodes.


- All-new, all-different Point One : Daredevil. Dans ce mini-épisode, paru dans un fascicule pour promouvoir les séries du statu quo "All-new, all-different Marvel" de 2016, on fait connaissance avec Samuel Chung, un jeune chinois sans papier vivant à New York et passionné par ses super-héros. Il a conçu un costume lui permettant d'être invisible au moyen duquel il observe Daredevil jusqu'à ce que celui-ci le remarque et accepte de le former.


- Chinatown (#1-5.) - Daredevil et Blidspot sauvent Billy Li d'une exécution par les membres de l'Eglise de Tenfingers qu'il voulait dénoncer. Pris en charge par Matthew Murdock, désormais procureur de retour à New York, Li accepte à contrecoeur de témoigner devant un grand jury. En l'apprenant, Tenfingers ordonne à trois de ses fidèles, dont Samuel Chung qui a infiltré le culte, de l'exécuter - et le procureur avec !


Billy Li, bien que placé dans une pièce sécurisée du tribunal, est mutilé par les sbires de Tenfingers et refuse alors de témoigner. Samuel Chung, qui a désobéi à Tenfingers, obtient de rester parmi les membres de son église mais c'est pour mieux, en tant que Blindspot, y entraîner Daredevil. Ce dernier assiste à une cérémonie durant laquelle deux des serviteurs de Tenfingers sont pourvus de pouvoirs par leur maître : le justicier reconnaît l'énergie déployée - c'est la même que celle utilisée par la Main. Et d'ailleurs des ninjas de l'organisation surgissent alors dans le bâtiment pour commettre un massacre.


Tenfingers est étonnamment serein quand à l'issue du combat qui s'ensuit, et, effectivement, les hommes de la Main battent incompréhensiblement en retraite. Ayant pris part à la bagarre et tenter de raisonner Tenfingers, en vain, Daredevil explique plus tard à Blindspot ce qu'est la Main, qui ne renoncera pas à châtier leur ennemi et ses sujets. Murdock est convoqué par le procureur général de Manhattan qui lui retire l'affaire après la défection de Billy Li. Ellen King, son assistante, l'introduit auprès d'un nouveau client : Tenfingers lui-même, désireux de rendre légal son culte.


Désorienté, Daredevil s'en remet à l'homme dont le sens moral est le plus affûté selon lui : Steve Rogers. En échange de ses conseils sur la position à tenir pour la suite, il règle leur compte à une bande de braqueurs retranchés dans un bâtiment qu'ils ont piégé. De son côté, Samuel découvre que sa mère est la maîtresse Tenfingers et, pour lui prouver qu'elle a tort de l'être, il lui révèle être Blindspot et la met en garde contre le retour de la Main. C'est précisément à ce moment que surgit dans l'église The Fist, le plus redoutable des ninjas de cette organisation.


Prévenu par un message de Blindspot sur les réseaux sociaux où il est actif, Murdock quitte son bureau pour rejoindre son apprenti et l'aider à affronter la situation à l'église. Incapable de vaincre The Fist, Tenfingers ordonne à ses lieutenants de le tuer et avec lui, ses fidèles, pour qu'aucun témoin n'évente son échec. Blindspot évacue les membres de l'église pendant que Daredevil affronte The Fist et réussit à le neutraliser. Tenfingers s'est retranché dans une chambre où il invoque l'énergie de la Main mais celle-ci se retourne contre lui et le tue. Tandis que la police évacue le temple, Daredevil hésite à questionner Blindspot sur sa mère tout en le prévenant qu'être un justicier est un boulot sans fin et nécessitant bien des sacrifices.

Ce premier recueille s'ouvre donc par une présentation rapide de Samuel Ching, une création de Charles Soule, qui va servir de pivot non seulement au premier arc narratif mais à une grande partie de la série telle qu'il l'écrit. L'idée intrigue, sans qu'on sache trop quoi en penser au début : coller un apprenti à Daredevil n'est pas incongru - lui-même a été celui de l'intransigeant Stick, pourquoi ne deviendrait-il pas le mentor d'un jeune héros ? - et pourtant "tête à cornes" a toujours été écrit comme un solitaire (sauf quand il opérait avec Black Widow, ou qu'il a intégré les New Avengers puis les Defenders de Bendis).

Si on n'accepte pas cet élément, qui, moi-même, m'avait posé initialement dérangé et avec lequel j'ai dû composer, inutile d'aller plus loin. Mais ce curieux supplément contribue aussi à la singularité de ce que propose Soule.

Tout d'abord parce que si Chung est sans pouvoir, il n'est pas sans ressources : il a inventé un costume lui permettant d'être invisible, ce qui rebondit sur la cécité compensée par le sens radar de Daredevil. Le scénariste glisse plusieurs fois dans les dialogues entre les deux partenaires des allusions à ce sujet, Blindspot ne comprenant pas comment son mentor réussit à toujours savoir qu'il est près de lui sans pouvoir le voir. Mais c'est écrit sans insister.

Soule fait aussi de ce jeune chinois un sans-papier, ce qui le rend hors-la-loi, et donc encore dans une position délicate face à DD puisque Matt Murdock est désormais non plus avocat de défense de retour à New York mais procureur, donc susceptible de le poursuivre. On touche là d'ailleurs à un point plus sensible de la série. Se déroulant après la saga Secret Wars, plus personne ne se souvient du coming-out de Murdock qui, à la fin du run de Waid et Samnee, reconnaissait publiquement être Daredevil. Plus personne, vraiment ?

Presque. Car, comme par enchantement, Foggy Nelson, qui est de nouveau le co-locataire de Murdock, lui s'en souvient. Soule ne donne aucune explication à ce mystère. Ce n'est ni un tour de passe-passe comme celui employé dans l'histoire One More Day de Spider-Man, par Joe Quesada et J. Michael Straczynski, où le tisseur passait un pacte avec Mephisto pour sauver sa tante May blessée en sacrifiant son mariage avec MJ Watson et en récupérant son identité secrète. Même si l'astuce était grossière (et une réécriture du script de JMS par Quesada) avec Spidey, elle aurait eu plus de légitimité avec DD qui a par le passé eu affaire directement à Mephisto (durant le run d'Ann Nocenti et John Romita Jr) et parce que, justement, il se déguise en diable pour appliquer la justice. Mais Soule s'en dispense. Là encore, si on ne marche pas dans cette combine, stoppez les frais.

Une fois ces deux conditions validées, alors il n'est pas difficile de se laisser happer par la lecture de cette histoire dont la forme fait, elle, penser aux tous premiers épisodes de Wolverine par Chris Claremont et John Buscema (dont j'ai parlé dans ce blog) à la fin des années 80.

Le méchant de l'histoire, Tenfingers, avec littéralement dix doigts à chaque main, et son temple de fidèles, ses lieutenants armés et ses sous-fifres, font penser à ceux d'une aventure maniant les clichés les plus grotesquement divertissants façon Fu Manchu, ordre secret, culte occulte. Lorsque la Main entre en piste, la dimension folklorique atteint un nouveau pic avec ces ninjas dopés à la magie, donc Daredevil fut le plus coriace ennemi et un temps le leader (durant le run d'Andy Diggle). Enfin, lorsque The Fist, le super-soldat de la Main (qui a dû, nous dit DD, nécessiter une centaine de sacrifices pour être animé !) intervient, on n'est pas loin de glisser dans le grand n'importe quoi, mais en même temps, on n'est plus à ça près.

C'est que Daredevil selon Charles Soule tranche avec celui de Waid (à la légèreté trompeuse) : on ne rigole plus, le héros tire la tronche, et fonce dans le tas sans faire de quartier. Il entraîne Blindspot à la dure, avec la même rigueur que Stick l'a formé. C'est cohérent avec la situation nouvelle de Murdock qui ne travaille plus à défendre des innocents ou des coupables mais à les poursuivre et les confondre. DD, c'est littéralement devenu la Loi et l'Ordre, donc il ne retient plus ses coups dans un tribunal comme sur les toits de New York.

Cet aspect est souligné par le graphisme de Ron Garney. Choisir de confier le personnage au dessinateur qui a longtemps animé Captain America (avec Waid) et surtout Wolverine (avec Jason Aaron) n'est pas anodin : son style nerveux  a toujours été influencé par celui du grand Joe Kubert et l'interprétation visuelle qu'il donne de DD est au diapason. Il affiche une musculature sculpturale, sèche, que son costume repensé met en valeur.

Audacieux ou servile envers la série Netflix, le nouveau look pour une nouvelle vie de Daredevil a de quoi faire parler : il est noir, sauf pour les bottines rouges avec des lacets, et des bandages de boxeur qui recouvrent ses poignets et ses mains (mais pas les doigts). Pas très pratique pour se changer vite fait en cas de danger, mais graphiquement puissant. Le logo sur sa poitrine est aussi légèrement retouché (de petites flammes prolongent les deux "D" entrelacés) et les yeux sont aussi écarlates, tandis qu'une protection couvre son menton.

Plus radicaux encore sont le costume de Blindspot, noir et blanc, qui lorsqu'il devient invisible peut laisser juste son masque apparent. Et surtout la colorisation de Matt Milla : là, on ne peut qu'être stupéfait par le traitement qui se limite à une palette de deux ou trois tons maximum (sépia pour les scènes avec Murdock dont seules les lunettes sont rouges) et pour les décors extérieurs, des fonds là aussi minimalistes chromatiquement. Aucune nuance supplémentaire sur les costumes, les visages : tous les volumes, les effets de textures passent par des traits (ou absence de contours) et des à-plats de noir. Très radical donc, mais aussi très immersif, comme un vieux serial imprimé façon pulp (sauf qu'évidemment, là, c'est voulu et avec une définition très précise).

Garney est impressionnant dans les scènes de baston auxquelles il donne une viscéralité, une tension, une puissance terrible. L'impact des coups, les acrobaties toujours agressives, sont dûment traduites dans des compositions au cordeau, dans un découpage réduit (souvent moins de six cases par page), avec un décor qui s'efface dans les ténèbres ou réduit à des lignes sommaires. Pas de fioritures, mais un trait nerveux, intense, digne de Kubert Sr.. Goran Sudzuka intervient sur l'épisode 4 où Garney s'est gardé les scènes avec DD tandis que son collègue se charge de celles avec Samuel ou Murdock : le passage de l'un à l'autre n'est pas choquant même si Sudzuka a un style moins mobile et plus modéré, plus appliqué en quelque sorte, que Garney.

Tout cela n'est donc pas exempt de défauts, de bizarreries, mais l'énergie déployée pour imposer tout à fait autre chose que Waid et Samnee est indéniable et parfois très accrocheuse. Il faudra malgré tout encore un peu de patience pour s'y abandonner, d'autant plus que le tome suivant, toujours aussi expéditif, accueille un nouveau dessinateur intérimaire (Matteo Buffagni) mais enregistre le retour d'Elektra...          

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