vendredi 20 avril 2018

BLACK HAMMER : AGE OF DOOM #1, de Jeff Lemire et Dean Ormston


Après un hiatus inexpliqué de huit mois (sinon par l'abondante production de son scénariste), Black Hammer revient enfin, agrémenté d'un sous-titre pessimiste Age of Doom et relancé au #1. Pourtant l'histoire reprend exactement là où s'achevait le douzième épisode et développe l'intrigue des héros de "l'âge d'or" coincés dans leur ferme de Rockwood sans qu'ils sachent comment ils y ont atterrie ni comment en partir. Joueurs, Jeff Lemire et Dean Ormston continuent de nous faire tourner en bourrique avec ce mystère - et de nouvelles énigmes...

Lucy Weber a pris l'apparence et le surnom de Black Hammer, son père, en saisissant son marteau magique (tout ce qui reste de lui depuis qu'il a tenté de s'échapper de la ferme et sa désintégration). Eberlués, Abraham Slam, Gail, Barbalien, Mme Dragonfly et le colonel Weird l'écoutent ensuite affirmer qu'elle sait comment ils sont arrivés là. Mais elle n'a pas le temps de le leur expliquer qu'elle disparaît !   

Weird est perturbé car il déclare alors que cela ne devait pas se passer ainsi. Gail, excédé, lui réclame des éclaircissements mais il se téléporte dans la Para-Zone. Découragé, le groupe tente de reprendre ses esprits même si Mme Dragonfly (qui a caché à ses compagnons avoir jeté un sort à Lucy pour qu'elle oublie la raison de sa présence à Rockwood avant sa transformation) n'arrive pas à localiser la nouvelle Black Hammer par sa magie.


Il semble qu'en fait elle ne se trouve plus dans cette dimension quand elle se réveille dans une chambre d'hôtel décrépite et descende au rez-de-chaussée où elle fait la connaissance du tenancier Lonnie James. Il lui révèle que l'endroit s'appelle l'AnteRoom et c'est là qu'échouent tous les monstres, goules, marginaux, délinquants, damnés. A présent, elle est l'une d'entre eux.


A la ferme, l'équipe fait le point et élabore un plan pour retrouver Lucy et percer le mystère de leur situation. Slam se rappelle qu'elle avait découvert que tous les livres de la bibliothèque municipale de Rockwood sur l'Histoire du patelin étaient remplis de pages blanches. Gail et Barbalien se chargent d'enquêter sur cette bizarrerie, Slam va retrouver Tammy Trueheart, Mme Dragonfly le shérif (qu'elle a de toute façon tué car elle le trouvait trop curieux à leur sujet et menaçant pour Slam).


A l'AnteRoom, Lucy découvre qu'elle ne peut sortir de l'établissement. Mais quand elle s'en rend compte, Lonnie James est disposé à l'affranchir sur la particularité de l'endroit...

Ainsi donc, la narration de Jeff Lemire, au moment où il réincarnait Black Hammer, se divise et, séparant Lucy Weber du groupe de héros exilés à Rockwood depuis dix ans, exploite deux décors et autant de nouveaux mystères. Mais le lecteur, lui, commence à en savoir un peu plus que les protagonistes sur certains points et jouit de sa lecture avec un intérêt renouvelé.

Que savons-nous que l'équipe de héros ignore ? D'abord et surtout qu'il y a parmi eux un membre qui cache aux autres certains de ses faits et gestes : il s'agit de Mme Dragonfly, la magicienne. Elle a tué le shérif Trueheart quand celui-ci devenait menaçant au sujet de la liaison entre son ex-femme Tammy et Abraham Slam, et elle a effacé de la mémoire de Lucy Weber la raison pour laquelle elle a atterri à Rockwood avant qu'elle n'hérite des pouvoirs de feu son père. Mais Mme Dragonfly ignore aussi de son côté que, malgré son sortilège, Lucy avait mené des recherches sur Rockwood et ses bizarreries, investigations déterminantes (bien qu'encore incomplètes) et qui suffirent à la convaincre que sa présence ne devait rien au hasard.

Ce que les héros savent en revanche, c'est que le comportement déglingué du colonel Weird le trahit : si personne n'a encore appris qu'il avait lui-même tué le robot Talky (dont l'intelligence artificielle est active ailleurs, on-ne-sait-où), Gail le suspectait depuis un moment et a montré aux autres qu'il était au courant de ce qui vient de se passer - même si cela s'est déroulé de façon différente de ce qu'il croyait. Les séjours dans la Para-Zone permettent au colonel de scruter aussi bien le passé que le futur tout en entamant sérieusement sa santé mentale et le guide dans un plan insondable, et désormais il y a fui pour échapper à la colère de son amie.

Enfin, qu'est devenue, à peine apparue, Lucy/Black Hammer ? Elle a atterri dans un hôtel-bar dans une dimension parallèle (connue de Weird ?), dont elle ne peut sortir (quand on franchit une issue, on se retrouve dans une pièce où on était auparavant et quand on veut quitter cette pièce, on revient dans la salle du bar - cette boucle spatiale m'évoque un fameux épisode de Chapeau melon et bottes de cuir où John Steed et Emma Peel étaient enfermés dans un lieu aussi infernal). La compagnie n'est guère avenante : ici échouent tous les monstres, marginaux, délinquants, damnés imaginables. Une vraie poudrière pour la néo-super héroïne au caractère bien trempé et à la patience bien entamée...

Cependant, les héros à la ferme entreprennent de reprendre l'enquête que menait Lucy, convaincus que tout est lié - leur arrivée ici, son arrivée à elle, sa transformation, le moyen de s'échapper, la mort de Talky. De quoi alimenter la suite des événements...

Dean Ormston a conservé ce dessin improbable qu'on lui connaît bien désormais, pas vraiment beau mais dont l'étrangeté intrinsèque convient parfaitement au sujet et aux protagonistes. Si l'on peut ne pas être séduit par ce trait, et même être rebuté par la lecture de la série à cause de lui (ce qui est quand même dommage, alors faîtes un petit effort et vous verrez que Black Hammer se dévore malgré ça), en revanche, impossible de ne pas être saisi par la simplicité diabolique de son découpage qui rend incroyablement fluide cette succession de scènes.

Hergé a enseigné à bien des experts et des apprentis artistes qu'entrer dans une page et en sortir était une des clés de la narration graphique, et cela Ormston l'a bien compris. Il dose ses effets si bien qu'il se passe de doubles pages par exemple, réussit à suggérer habilement au lecteur comment Lucy tourne littéralement en rond dans les murs de l'AnteRoom, comment avec des plans majoritairement serrés un dialogue entre quatre personnages décidant de la suite à donner à ce à quoi ils viennent d'assister est captivant en misant sur la connivence entre le récit et le degré de connaissance des lecteurs.

Il y a dans cette BD un côté Lost, avec le même risque que pour la série télé culte tout ça aboutisse à quelque chose de plus frustrant qu'exceptionnel mais qui est tout de même terriblement addictif, et un côté simple, élémentaire presque, jouant sur la culture comics, les habitudes de lecture, pour mieu déjouer nos attentes. C'est en mixant ces deux pistes, nous en donner juste assez pour avoir un peu d'avance tout en sachant nous mener en bateau en continuant à nous priver d'éléments essentiels, que Black Hammer atteint cette dimension fédératrice, fabuleusement distrayante, et cryptique, formidablement ludique.

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