vendredi 29 septembre 2017

L'AMANT DOUBLE, de François Ozon


Actuellement, avec Woody Allen, François Ozon est le plus ponctuel des cinéastes. Il partage avec son homologue américain un cinéma de qualité, qui explore sans lasser des zones bien particulières, troubles à souhait, évoluant le plus souvent dans le réalisme dramatique, parfois dans la comédie aussi, souvent à la lisière du fantastique. Cette année, son nouvel opus, L'Amant Double, a été présenté au Festival de Cannes, d'où il est reparti bredouille... Sans doute trop bien fait pour un jury téléguidé par le sélectionneur Thierry Frémaux, qui a transformé la manifestation en réunion pour happy few. Pourtant, cette adaptation d'un court roman de la prolifique Joyce Carol Oates (The Lives of the Twins) est une pépite.

 Chloé (Marine Vacth)

Chloé est une jeune femme qui souffre de maux de ventre fréquents. Elle consulte une gynécologue qui ne remarque aucun problème physique et l'incite à rencontrer un thérapeute car son mal est sans doute psychosomatique.

Michel et Chloé (Jérémie Renier et Marine Vacth)

Chloé choisit Michel comme psychanalyste et, au fil des séances, son état s'améliore sensiblement. Mais le jeune homme doit mettre fin à leurs rendez-vous car, comme il le lui avoue, il commence à éprouver des sentiments pour elle, incompatibles avec la neutralité exigée par son travail. Comme Chloé partage cette attirance et s'estime guérie, ils s'installent ensemble. 

Louis et Chloé (Jérémie Renier et Marine Vacth)

Mais bientôt Chloé éprouve des doutes au sujet de son compagnon, malgré leur bonheur. Il refuse de parler de son passé, qu'elle devine douloureux, et elle l'aperçoit même un jour, depuis le bus qui la ramène chez eux, en train de parler avec une autre femme. Il dément. Elle se rend à l'adresse où s'est passée la scène et découvre qu'un autre psy y a son cabinet. Elle prend rendez-vous et découvre, sidérée, que Louis, ce thérapeute, est le jumeau de Michel.

La mère et Chloé (Jacqueline Bisset et Marine Vacth)

Louis inflige une thérapie de choc à Chloé en devenant son amant et en la guérissant de sa frigidité. Mais lorsqu'elle l'interroge sur Michel, il se ferme et l'invite à enquêter seule. Elle découvre, en fouillant les affaires de son compagnon, une vieille correspondance amoureuse avec une certaine Sandra dont elle trouve l'adresse... Et, en rencontrant sa mère, apprend qu'elle est lourdement handicapée après avoir tenté de se suicider, violée par un des frères.

Louis et Chloé 

Chloé sonde Michel qui accuse Louis tout en estimant Sandra responsable pour avoir voulu les séduire tous les deux. Louis brutalise Chloé quand elle le confronte à cette histoire puis elle est à son tour confondue en présence des deux frères, qui ont échangé à son sujet. 

Michel et Chloé

Chloé commet alors l'irréparable en tuant un des jumeaux avant d'être hospitalisée, en état de choc. La vérité sur sa condition mentale révélera une surprise renversante, remettant en cause tout ce qu'elle a précédemment vécu - ou cru vivre...

Depuis toujours, François Ozon propose au public deux films en un, il n'est donc pas étonnant qu'il ait fini par explorer le thème du double frontalement, en allant jusqu'à jouer avec le sens du titre qu'on peut lire comme L'Amant Double effectivement imprimé sur l'affiche mais aussi comme "l'âme en double".

Mais pourquoi dis-je qu'il y a toujours deux films en un chez Ozon ? Parce que ce cinéaste est rusé : de prime abord, le spectateur a droit à une intrigue conforme aux apparences présentées par l'auteur - ici, un thriller érotique sur la gémellité - , exploitée de manière très efficace, sans temps mort (le film dure 105 minutes), très élégamment ouvragée. Puis, une fois vu, le long métrage révèle une seconde couche, une histoire souterraine, dissimulée qui explique le trouble du spectateur et le hante - ici, la remise en cause de la réalité des faits découverts par Chloé et la construction d'un délire élaboré sur ce qu'on appelle "le jumeau parasite".

J'évite, dans le résumé ci-dessus et dans cette critique, d'en dire trop sur le twist final du récit pour que ceux qui liront mon article sans avoir encore vu le film ne soit pas volé. Mais Ozon entretient le mystère brillamment et bien malin qui découvrira ce qui se cache derrière l'enquête de Chloé avant l'épilogue. S'il a adapté librement (c'est-à-dire en prenant des libertés) le texte de Oates, le cinéaste traduit formidablement l'esprit de la romancière, qui excelle dans ce genre de contes perturbants, et visuellement, il aura rarement été aussi loin dans le soin apporté à l'esthétique glacé et sensuelle à la fois, là encore en accord avec ce qu'apprécie la graphomane américaine.

La crudité de certaines images (comme ce plan d'ouverture ou le sexe de l'héroïne précède un plan sur un de ses yeux, ou encore l'étreinte surprise de Louis alors que Chloé a ses règles, sans même parler du malaise digne d'Alien, le huitième passager à la fin) est de celle que certains cinéastes étrangers, empêchés par une censure plus stricte qu'en France, aimeraient certainement tenter, même si Ozon n'a pas caché ses influences (Cronenberg, De Palma, Hitchcock).

Pour incarner (littéralement) une telle partition, les acteurs doivent assumer ses audaces et avec Marine Vacth (que Ozon révéla dans son formidable et tout aussi dérangeant Jeune et jolie) et Jérémie Renier (extraordinaire dans un double rôle), rien à redire. En prime, Jacqueline Bisset hérite d'un second rôle épatant, tout comme Myriam Boyer (après elle, plus jamais vous ne verrez une petite vieille qui adore les chats comme avant...).

Magistral tout simplement. 

jeudi 28 septembre 2017

THE BOOK OF HENRY, de Colin Trevorrow


Qu'attendre de celui qui réalisa Jurassic World si ce n'est qu'il s'affirme comme un cinéaste compétent pour autre chose que réaliser l'énième épisode d'une franchise ? Réponse avec The Book of Henry où Colin Trevorrow ne fait pas que prouver qu'il sait filmer autre chose que des histoires avec des dinosaures mais, en l'occurrence, un long métrage aussi maîtrisé qu'atypique, mix étonnant entre mélodrame et polar, récit initiatique et hommage à Fenêtre sur cour.

 La famille Carpenter : Peter, Henry et leur mère, Susan 
(Jacob Tremblay, Jaeden Lieberher et Naomi Watts)

Susan Carpenter élève seule ses deux fils, dont l'aîné, Henry, est surdoué mais scolarisé normalement. Il veille sur son cadet, le timide Peter, tout en n'osant avouer son amour à Christina, sa camarade de classe.

Henry

C'est que Henry veut protéger la jeune fille, qui habite la maison à côté de la sienne, car il est convaincu qu'elle subit de mauvais traitements de son père, Glenn Sickleman, le chef de la police. Résolu à régler ce problème seul, il n'en parle pas à sa mère, serveuse dans un dinner, qui lui délègue par ailleurs la gestion de divers boursicotages grâce auxquels il lui fait gagner une fortune en espérant qu'elle lâche son travail pour reprendre son activité d'illustratrice de livres pour enfants. 

Susan 

Henry consigne dans un livre rouge diverses notes, un plan pour piéger et neutraliser Dean Sickleman, tout en se servant de son frère, Peter, lors de repérages. Il fait aussi promettre à ce dernier de transmettre ce cahier à leur mère si un malheur lui arrivait...

Le livre de Henry

Henry ne craint pas tant que le commissaire s'en prenne à lui que des maux de têtes fréquents dont il est atteint et qu'il cache à ses proches. Jusqu'à une nuit où, pris de convulsions, il doit être hospitalisé. Un neurologue établit un diagnostic rapide et terrible : Henry a une tumeur au cerveau et elle est inopérable. Peu de temps après, il meurt dans les bras de sa mère, dévastée, laissant son frère inconsolable.

La voix de Henry depuis l'au-delà guide sa mère

Les semaines passent. Peter se rappelle alors du livre de son frère et, comme promis, le remet à sa mère qui découvre alors la situation de Christina et le projet de Henry de se débarrasser de son père. Suivant les consignes de son fils à la fois pour respecter ses volontés et soulager la fillette, elle entreprend d'éliminer le policier. 

Christina Sickleman (Maddie Ziegler)

Après s'être procurée une arme et s'être entraînée, Susan décide de profiter de la fête de l'école comme alibi pour assassiner Glenn Sickleman. Mais après l'avoir attiré dans la forêt pour le tuer, elle refuse finalement d'accomplir un meurtre et préfère défier son ennemi en le menaçant de révéler qui il est et ce qu'il fait au FBI et à la presse. 

Glenn Sickleman et Susan Carpenter (Dean Norris et Naomi Watts)

Pourtant, même cela, Henry l'avait anticipé et justice sera faîte malgré tout, en tout légalité...

Le scénario de Gregg Hurwitz est déroutant et on sort du film déboussolé par le mélange des genres, les ruptures de ton qu'il a proposés. Le premier acte ressemble à une chronique familiale où Henry fait figure d'épice puisqu'il est surdoué. Sa conviction que sa voisine est maltraitée laisse pourtant dubitatif puisque, volontairement, Colin Trevorrow ne montre pas les violences infligées à Christina, préférant les suggérer. Tout cela ne serait-il pas une fiction imaginée par ce jeune garçon qui consigne tout dans son livre rouge comme on établit le plan d'une histoire.

Cette partie est excellente, on ne sait pas quoi penser, c'est très accrocheur, et émaillé de scènes émouvantes très sobres (dont l'une, superbe, où on peut apprécier le joli brin de voix de Naomi Watts, par ailleurs magnifique de sensibilité).

Puis le deuxième acte bascule sans prévenir dans le pur mélodrame : la maladie de Henry et sa mort rapide ébranlent le spectateur, de manière d'autant plus percutante que le réalisateur fait preuve encore une fois de beaucoup de pudeur. La scène même où le garçon expire dans les bras de sa mère vous noue la gorge sans effet facile. La musique, très belle, de Michael Giacchino se tait même pour ne pas en rajouter.

On pense alors que le troisième acte va développer le deuil, et pendant quelques scènes, finement mises en scène, on voit effectivement l'impact cruel de la mort d'un enfant, l'attitude de la mère à la fois dévastée et qui doit malgré tout se redresser pour son autre fils. Jusqu'à ce que Peter se souvienne du cahier de son frère : le film bascule alors dans un surprenant thriller mais aussi une réflexion sur la vengeance et la justice.

On peut alors craindre que le sujet ne glisse dans le grand n'importe quoi avec un règlement de comptes expéditif, d'autant plus périlleux qu'on ne sait toujours pas avec certitude si Henry a imaginé ou vraiment découvert les mauvais traitements de Christina. Mais, une fois encore, le dénouement prend tout le monde à contre-pied, imposant une solution implacable mais intelligemment amenée. Plus qu'une résolution sommaire, c'est une reconstruction qui est permise pour Susan, son fils et leur petite voisine : le happy end est acceptable grâce à cela.

Trevorrow raconte cela avec une authentique élégance, menant l'intrigue sur un rythme soutenu mais sans jamais sacrifier ses personnages, ce qu'ils traversent. Il a pu s'appuyer sur de jeunes interprètes extraordinaires avec Jaeden Lieberher (remarqué dans le fabuleux Midnight Special de Jeff Nichols), Jacob Tremblay (révélé dans le formidable Room de Lenny Abrahamson) et Maddie Ziegler (jeune danseuse vue dans plusieurs clips de la chanteuse Sia et dont c'est ici le premier rôle). Ces trois gamins ne jouent jamais comme des singes savants et donnent au film sa tenue, sentimentale mais jamais mièvre.

Une sorte de polar familial digne et palpitant : voilà la formule peu commune de ce Book of Henry, une pépite hautement recommandable. 


mercredi 27 septembre 2017

EMPRESS, BOOK ONE, de Mark Millar et Stuart Immonen


Après avoir attiré dans les filets de son "Millarworld" des artistes aussi prestigieux que John Romita Jr. (Kick-Ass et Hit-Girl), Rafael Albuquerque (Huck), Sean Gordon Murphy (Chrononauts), Duncan Fegredo (MPH), Goran Parlov (Starlight), Dave Gibbons (Kingsman : The Secret Service), Frank Quitely (Jupiter's Legacy), Leinil Yu (Super Crooks et Superior), Steve McNiven (Nemesis) ou JG Jones (Wanted) pour autant de mini-séries (à suivre ou en récits complets) optionnées pour des adaptations cinéma, Mark Millar a réussi à convaincre Stuart Immonen de l'accompagner sur une nouvelle création : Empress, dont c'est le tome 1 (mais il faudra sans doute être patient avant de lire le tome 2 puisque l'artiste est engagé actuellement sur Amazing Spider-Man).

Au menu, de la SF "feel-good" à grand spectacle ! 

Il y a 65 millions d'années, la Terre était déjà peuplée d'humains et d'aliens sous le joug du terrible Morax dont les conquêtes duraient depuis 150 ans. Gouvernant par la force et la peur qu'elle inspire, il est l'époux d'Emporia, mère de leurs trois enfants - Aine, Adam et Puck - , qui veut à présent le fuir pour épargner à sa progéniture de grandir auprès d'un tel régime.


Pour cela, la reine peut compter sur l'aide du capitaine Dane Havelock, chargé de la sécurité du royaume. Ils réussissent à gagner Antares où un ancien frère d'armes du capitaine, Tor Blinder, doit leur confier un téléporteur. Ils se déplacent donc sur Arcturus, monde glacé qui sert de réserve pour les animaux en voie d'extinction mais où leur présence est vite signalée. Direction : Sotromia, où ils surgissent au beau milieu de courses automobiles ; puis Fritan-Trillias où deux clans s'affrontent, et enfin Aramir, planète qui sert de repaire à l'entreprise de tourisme Quez.


Morax piste les fugitifs, résolu à tuer sa femme et Havelock et à récupérer ses enfants. Il recrute la section Neerol à l'intelligence limitée mais à la docilité et à l'efficacité implacable pour retrouver celle qu'il a rencontré dix-sept ans auparavant dans un bar où elle était serveuse pour en faire sa reine, sa femme et la mère de ses héritiers, sans rien vouloir savoir de son passé - une exigence qui lui réservera une énorme surprise...


... Mais que compte bien exploiter Emporia puisque son plan consiste à se réfugier un temps chez sa soeur Valeria, inconnue de Morax. Pour cela, elle et ses enfants avec Havelock et Tor échapperont à des pirates vendeurs d'esclaves, à des mondes perdus et hostiles (Golgoth et son ciel si pollué que le téléporteur ne peut le percer pour repérer un nouveau point de chute, Nakamoor et sa tribu d'indigènes dont le shaman veut offrir les fugitifs en sacrifice à la divinité locale afin que les femmes soient à nouveau fécondes).


Arrivés enfin sur Pius, Emporia est trahie par sa soeur et Aine, sa fille, qui l'a surprise en train d'embrasser Havelock, contacte son père pour qu'il vienne la chercher. La reine défie alors son roi pour obtenir sa liberté dans un combat qui semble perdu d'avance...

Dans la carrière de Mark Millar, il y a un avant et un après Civil War, la saga publiée en 2006-2007 par Marvel, énorme succès qui, en plus de celui de la série Ultimates (volume 1), apporta au scénariste la possibilité d'alterner commandes et productions personnelles sous la bannière du "Millarworld" (qui devint ensuite un label indépendant).

Dans l'oeuvre de Millar, au sein du "Millarworld", il y a un avant et un après Kick-Ass, dix-huit épisodes pour lesquels il débaucha John Romita Jr. et qui furent adaptés en deux films, cartons commerciaux conséquents qui prouvèrent que, désormais, son auteur avait accédé à un stade où il pouvait se permettre de faire ce qui lui plaisait. 

Alors que le "Millarworld" a récemment été racheté par la plateforme Netflix (en vue de futures et nombreuses adaptations en films et séries), Millar a, quoi qu'on en pense, gagné son pari (devenir un indépendant à succès) et sa place à la table des grands. Il ne s'agit pas de le comparer avec des colosses comme Marvel/Disney ou DC/Warner, mais il occupe une situation unique dans l'industrie puisque c'est sur son nom qu'il convainc artistes et producteurs de miser sur ses productions.

S'il n'a pas totalement renoncé à son légendaire bagout (annonçant chacun de ses projets comme la BD du siècle) et quelques outrances stylistiques (en recourant à des provocations faciles - histoires violentes, humour racoleur), il faut cependant nuancer cela en remarquant qu'il développe des récits "feel-good" dans la mesure où il revisite des genres qu'il apprécie depuis toujours en les traitant de manière à ce qu'il ne soit pas réservé à des "mature readers". Il suffit de lire Chrononauts, Starlight ou Huck pour s'en convaincre.

Empress s'ajoute à cette liste de titres légers, fun, divertissants. En surface, in s'agit d'un space opera classique dans lequel s'inscrit une cavale mouvementée. Si on creuse un peu (mais pas trop, car c'est évident et que le scénario n'est pas profond, ne cherche pas à réinventer quoi que ce soit), on y trouve aussi un brin de romance et une affaire de famille hors normes. Enfin, en situant son intrigue dans le passé lointain de la Terre, Millar s'amuse à revisiter la mythologie de Kirby selon laquelle, avant l'apparition de l'homme existait déjà une civilisation plurielle et supérieurement évoluée : on a donc droit au plaisir enfantin de croiser aussi bien des vaisseaux spatiaux que des dinosaures, un roi tyrannique qu'une princesse aux secrets détonants, un capitaine chevaleresque que des enfants prodiges.

Pour visualiser tout cela, avoir Stuart Immonen avec soi est un indéniable atout : le talent multiforme du bonhomme, sa capacité à savoir tout parfaitement dessiner, son style qui s'adapte au sujet avec une souplesse toujours bluffante, sont autant de bénéfices pour un scénariste qui veut se distraire et en mettre plein la vue à ses lecteurs. De ce côté-là, rien à redire : les sept épisodes de ce Book One sont impressionnants et jouissifs.

Immonen a choisi d'illustrer cette saga d'un trait épuré, dont le tracé exclut toute hachure et minimise les à-plats de noir. La ligne suggère les volumes ici et l'esthétique est d'une lisibilité magnifique, même dans les scènes aux décors opulents, d'une richesse de détails ahurissante (voir par exemple la grande rue d'Antares, saisie en plongée au début du deuxième chapitre, grouillante de monde, sous la pluie et encadrée par des façades aux enseignes lumineuses). Le découpage est sommaire en revanche : une moyenne de quatre cases par planche, des vignettes occupant souvent toute la largeur de la page, tout suggère là un sorte de quasi-story-board prêt-à-filmer. Mais quelle énergie !

Wade Von Grawbadger, l'encreur attitré d'Immonen, mérite une fois encore les éloges pour sa faculté d'adaptation à coller au travail de l'artiste, avec lequel il forme vraiment la paire la plus parfaite des comics actuels (depuis au moins vingt ans maintenant).

Saluons aussi Ive Svorcina, coloriste croate d'habitude associé à Esad Ribic, et qui remplaça Dave McCaig initialement choisi (mais qui a participé à la couverture des deux premiers épisodes et de la couverture du recueil).

Bien entendu, il faut pour apprécier Empress être indulgent avec quelques facilités (l'usage bien pratique et providentielle du téléporteur, la surprise finale révélée par Emporia) et le cliffhanger final (quel est ce fameux secret caché par Havelock ?). Mais je défie quiconque de ne pas prendre plaisir à cette virée trépidante dans l'espace !

mardi 26 septembre 2017

LA BARBE A PAPA (PAPER MOON), de Peter Bogdanovich


Hier soir, j'espère pour vous que vous aviez choisi de regarder Arte car la chaîne franco-allemande diffusait une rareté mais surtout un chef d'oeuvre, le troisième film écrit et réalisé par Peter Bogdanovich, La Barbe à Papa, sorti en 1973. 
Si vous l'avez raté, j'espère que ce que je vais vous en dire suffira à vous donner envie de corriger ce manquement car Paper Moon est un des plus beaux longs métrages qui soient, de la part d'un cinéaste dont l'existence fut un vrai cauchemar et la réussite, fulgurante (trois opus majeurs, en comptant celui-ci, La Dernière Séance et On s'fait la valise, Doc ?, au coeur des 70's, à contre-courant des production du "New Hollywood" qui vit l'éclosion de Spielberg, Coppola, Lucas, Scorsese, Friedkin...).

Addie Loggins et Moses Pray
(Tatum et Ryan O'Neal)

Middle West des Etats-Unis. Années 1930. Moses Pray, un aigrefin, vient assister à l'enterrement d'une de ses anciennes maîtresses et découvre en même temps qu'elle laisse derrière elle une fillette de neuf ans, Addie Loggins.

Addie et Moses

Il accepte de conduire Addie chez une de ses tantes qui la prendra en charge dans le Missouri. Mais dès le début de leur voyage, leurs relations sont tendues car la gamine pense que Moses est peut-être son père et qu'il a préféré une vie d'aventures minables plutôt que d'aimer sa mère et l'élever. 

Moses et Addie

Néanmoins, Addie va apporter une aide précieuse à Moses dans ses combines lorsqu'il vend des bibles à des veuves crédules qu'elle contribue à apitoyer tout en leur soutirant des sommes extravagantes pour le livre commandé par leurs défunts époux.

Addie et Moses

Complices efficaces en arnaques, ils amassent un joli pactole. Mais la situation se dégrade quand Moses s'entiche de Trixie Delight, une danseuse exotique et intéressée, rencontrée dans une fête foraine, toujours accompagnée de sa bonne noire, Imogene, corvéable à merci.

Addie Loggins, Trixie Delight, Imogene et Moses Pray
(Tatum O'Neal, Madeline Kahn, P.J. Johnson et Ryan O'Neal)

Addie met au point un piège pour se débarrasser de Trixie en persuadant Moses qu'elle lui est infidèle avec le réceptionniste d'un hôtel. Ils reprennent la route sans elle.

Addie et Moses

De passage dans un patelin, ils repèrent un bootlegger et découvrent où il cache son alcool pour le lui voler et le lui revendre au prix fort. Malheureusement le pigeon est le frère du shérif qui arrête Moses et Addie. Heureusement, la fillette a caché leur argent dans la doublure de son chapeau et, trompant la vigilance de l'adjoint, réussit à s'évader du poste de police avec Moses. 

Addie et Moses

Gagnant l'Etat voisin du Missouri, ils se croient tirés d'affaire puisque hors de la juridiction du shérif, mais celui-ci tombe sur Moses et le roue de coups avec son adjoint et son frère. Moses dépose finalement Addie chez sa tante car il est fauché et ne veut plus la mettre en danger. Nostalgique, elle préfère toutefois s'enfuir aussitôt et rattrape Moses avec lequel elle reprend la route.

Moses et Addie

Peter Bogdanovich, né à New York en 1939, a connu en quelques années tout ce qu'un cinéaste peut vivre à Hollywood, passant du statut de grand espoir du cinéma à celui de réalisateur à succès avant de connaître un spectaculaire déclin professionnel mais aussi personnel (une de ses compagnes, la playmate Dorothy Stratten sera assassinée). Il ne s'en remettra jamais vraiment, même s'il continuera à tourner irrégulièrement (sans renouer avec le grand public), à jouer (notamment dans la série Les Soprano), à écrire (sur ses pairs illustres - c'est un spécialiste d'Orson Welles notamment), soutenu par des auteurs célébrant son influence sur leurs oeuvres (comme Wes Anderson ou Noel Baumbach). Pourtant, il conviendrait aujourd'hui de réhabiliter son travail, qui, au coeur des années 70, engendra de superbes longs métrages, comme cette Barbe à Papa, son plus jolis opus.

Avant cela, dans les années 60, Bogdanovich fut critique cinéma pour le magazine "Esquire" et ses articles, comme ceux des "jeunes turcs" des "Cahiers du Cinéma" (Truffaut, Chabrol, Rivette, Godard, Rohmer) en France, contribuèrent à réhabiliter des cinéastes mésestimés, maudits ou négligés comme Allan Dawn, Orson Welles (qui devint son ami proche et son mentor) et Howard Hawks. Puis il s'exile à Los Angeles où il est repéré et recruté par Roger Corman (qui donna aussi sa chance à Coppola, Scorsese...) grâce à qui il dirige son premier film en 68 (The Targets).

C'est trois ans plus tard que sa carrière décolle alors que le mouvement du "New Hollywood" change le paysage cinématographique américain. La Dernière séance, crépusculaire chronique sur un bled du Texas et sa jeunesse, fait sensation, révélant Jeff Bridges et Cybill Sheperd (qui deviendra la compagne du cinéaste). Puis en 72, On s'fait la valise, Doc ? revisite la "screwball comedy" avec une explosive Barbra Streisand et, déjà, Ryan O'Neal. 

Après un drame poignant et une comédie débridée, Paper Moon est comme une synthèse, non seulement des deux précédents titres mais aussi de tout ce qu'aime Bogdanovich dans le 7ème Art américain, un hommage vibrant et sensible aux grands classiques d'autrefois. Située dans les années 30, lors de la Dépression (suite au crash boursier de 1929) et de la prohibition (de l'alcool), l'intrigue est adaptée par Alvin Sargent d'Addie Pray, un roman de Joe David Brown. Pourtant, au départ, ce projet était destiné à John Huston avec Paul Newman et sa fille Nell Potts dans le rôles principaux - finalement, le réalisateur abandonne l'affaire et les comédiens se retirent en conséquence. C'est l'ex-femme de Bogdanovich, Polly Platt, qui lui conseille de le récupérer pour diriger à nouveau Ryan O'Neal après On s'fait la valise, Doc ?. Au rendez-vous avec son acteur, le réalisateur rencontre sa fille, Tatum, 8 ans, dont l'allure, l'aplomb et la voix le convainquent qu'il a trouvé la perle rare.

Pour financer le film, Bogdanovich s'associe à Francis Ford Coppola et William Friedkin qui viennent de fonder leur structure, The Director's Company, hébergée par le studio Paramount qui leur donne carte blanche pour des projets à petit budget. Le réalisateur s'en contente et remanie franchement le script de Sargent (qui avait beaucoup taillé dans le roman original) pour l'articuler sur de vieux morceaux de jazz, dont une chanson de 1933, It's only a paper moon, signée Harold Arlen. De fait, le résultat ressemble à une composition jazzy entraînante et alerte, et donnera le titre au film (et pour la petite histoire au texte de Brown quand il sera réédité ! Et quand le film sera repris en salles en 2013 en France, Paper Moon aura aussi remplacé La Barbe à Papa...).

Bogdanovich veut tourner en noir et blanc, car il associe cette image à l'époque du récit et pour mettre en valeur les paysages naturels du Kansas et du Missouri avec ses routes interminables dans la plaine désolée, admirablement photographiées par Laszlo Kovacs dans des compositions splendides. Orson Welles conseillera au chef opérateur d'utiliser un filtre rouge sur l'objectif de la caméra pour obtenir un blanc encore plus prononcé, et donc souligner la luminosité des visages et du ciel. Le résultat est d'une beauté vraiment renversante, d'autant que Bogdanovich privilégie les plans-séquences, rendant sa mise en scène très fluide, légère, et permettant aux acteurs un jeu expressif et naturel.

Evidemment, ce parti-pris allait entraîner des complications pour Tatum O'Neal, qui peinait à retenir ses longs dialogues, mais la fillette, à l'écran, est éblouissante. Le cinéaste ne tarira jamais d'éloges à son sujet, même s'il fallut parfois une quarantaine de prises, et, à dix ans, elle obtint l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle (pourquoi second ? Mystère et injustice !), ce qui en fait la plus jeune lauréate du prix - mais c'est mérité ! Avec son air buté, son regard malicieux, son charisme indéniable, elle est tout bonnement géniale. 

Il serait tout aussi injuste de mésestimer la prestation de Ryan O'Neal, comédien exceptionnel, qui aligna de superbes compositions dans ces années-là (culminant avec le premier rôle de Barry Lyndon de Kubrick en 75), et qui est ici formidable en escroc à la fois pathétique et touchant. 

Très drôle, d'un swing imparable, esthétiquement somptueux, et agrémenté d'une mélancolie craquante, La Barbe à Papa est une merveille, un pur miracle, un exercice de haute voltige, qui copie si bien le cinéma auquel il rend hommage qu'il est digne des grands classiques. Mutin et délicat, c'est un de ces films dont on tombe amoureux fou.

lundi 25 septembre 2017

BATMAN, VOLUME 05 : ZERO YEAR - DARK CITY, de Scott Snyder et Greg Capullo


Après avoir traité des épisodes 21 à 26 de l'arc Zero Year - Secret City, abordons à présent la suite et fin de cette histoire avec les chapitres 27 à 33 sous titrés Dark City.


Tandis que le Sphinx pirate le réseau électrique de Gotham menacée en outre par un ouragan, Batman s'échine à l'en empêcher mais il doit pour cela échapper aux forces de polices lancées à ses trousses par le commissaire Loeb, jaloux de la popularité grandissante du justicier auprès de la population. Ce dernier reçoit alors le renfort inattendu de James Gordon, qui s'avère n'être pas, comme il le soupçonnait, un énième flic ripou depuis son enfance mais qui a saisi la nécessité d'une alliance face à la catastrophe annoncée.


Batman sait que le Sphinx a prévu son échec et, pour l'éviter, dispose d'un atout en la présence de Karl Helfern, un scientifique qui travailla pour les entreprises Wayne avant de tester ses produits sur lui et se transformer littéralement en monstre. Grâce à ses découvertes, il a fourni une arme supplémentaire à Edward Nygma : un poison fumigène dispersé au besoin depuis des dirigeables au-dessus de Gotham. En tentant de neutraliser le renommé "Dr. La Mort", Batman ne peut brouiller la machinerie mise en marche par le Sphinx et assiste impuissant au black-out de la ville que l'ouragan vient submerger. 


Lorsqu'il reprend connaissance plusieurs semaines (mois ?) après, Bruce Wayne découvre Gotham transformée et sous le joug du Sphinx qui l'a coupée du reste du pays, empêchant qu'on y entre ou en sorte. Il a en outre promis de rendre la cité à ses habitants si l'un d'eux lui posait une énigme qu'il ne réussirait pas à résoudre. Mais le lieutenant Gordon fait de la résistance, bientôt rejoint par un commando des forces spéciales infiltrées et de Batman : tous ensemble, ils se liguent pour couper le système de surveillance et de répression du Sphinx et trouver où il se cache. Ceci fait, c'est l'heure de l'explication entre le dark knight et son ennemi mais la lutte qui les oppose obligera le premier à se servir autant de ses méninges que de ses muscles... Et décidera du futur de Bruce Wayne comme simple affairiste philanthrope ou protecteur de Gotham.

Avec ce second acte, Greg Snyder entre vraiment dans le vif du sujet et orchestre une spectaculaire lutte entre Batman et le Sphinx. On reconnait là à la fois la qualité et le défaut majeurs de ses scripts : un arc trop long (plus de dix épisodes quand même) avec un "ventre mou" et, c'est selon, soit un début, soit une fin plus percutants. L'An Zéro permet de vérifier tout cela, qui met longtemps à décoller, s'enlise un peu avec l'introduction d'un vilain intermédiaire, puis, ici, aboutit à une dernière ligne énergique.

Le scénariste se montre adroit quand il s'agit de révéler les connections, parfois anciennes, entre le héros et ses ennemis, et de ce point de vue, le lien qui unit le Dr. La Mort à Batman est amené et développé de manière étonnante. L'apparence horrible de ce savant fou permet à Greg Capullo de se déchaîner, en se rappelant certainement du temps où il travailla sur les créations de Todd McFarlane, Spawn, ou de Robert Kirkman, The Haunt, où l'épouvante côtoyait les codes super-héroïques classiques (avec, dans les deux cas, une référence appuyée à Spider-Man).

L'apocalypse qui s'abat sur Gotham est restituée avec toute la démesure exigée, et, le temps d'une pleine page (voir-ci-dessus), Capullo se fend d'un bel hommage à The Dark Knight de Frank Miller et Klaus Janson (Batman, en contre-jour, exécutant un saut tandis qu'un éclair zèbre le ciel).

Puis Dark City débute vraiment quand Bruce Wayne (dont les circonstances dans lesquelles il a été repêché après le passage du cyclone et hébergé-soigné sont totalement escamotées !) découvre, aussi stupéfait que le lecteur, la Gotham sur laquelle règne désormais le Sphinx. La colorisation, à la palette toujours étonnamment acidulée (avec des dominantes de vert, de rose, mêlées au marron et au gris) de FCO Plascencia, contribue beaucoup à l'ambiance d'étrangeté de cette séquence où la cité paraît presque hospitalière (si on excepte bien sûr le joug de Edward Nygma et ses jeux du cirque promis à quiconque ose le défier). Il est rapidement dit que la végétation galopante provient des recherches de Pamela Isley, autrement dît la future Poison Ivy (méchante que n'utilisera pourtant jamais Snyder durant son run... Mais qu'il a convoqué sur sa série actuelle, All-Star Batman).

La suite et fin est un efficace jeu du chat et de la souris où une poignée de résistants, conduit par Batman, va tenter de neutraliser le Sphinx. Snyder instille un suspense classique mais solide, avec une menace supplémentaire (l'armée américaine risque de bombarder Gotham pour la libérer). Jusqu'au final attendu mais, je dois l'avouer, bluffant.

Une des singularités de Batman vient du fait qu'il n'a pas de super-pouvoirs : c'est un détective (dont on peut voir ici les tâtonnements et les échecs répétés) et surtout un stratège, volontiers paranoïaque (ce trait aboutira, lorsque Grant Morrison écrivit ses aventures à l'über-Batman, qui se méfie de tout, tout le monde et prévoit tout, surtout le pire, même à tort). De fait, il n'est guère aimable, et sa jeunesse, dans ces épisodes, n'arrange guère son portrait où il est présenté comme arrogant, têtu, ingrat, péremptoire. Lorsque, enfin, il est face au Sphinx, on est en droit d'attendre davantage qu'une simple baston et Snyder ne déçoit pas : le duel est autant cérébral que physique (la bagarre est d'ailleurs rapidement expédiée puisque Nygma n'est pas physiquement dangereux contre un athlète comme le dark knight).

En somme, cette re-lecture des origines de Batman ne fait définitivement pas oublier le magnum opus de Miller et Mazzucchelli. On peut même juger l'entreprise superflu, longuette... Mais pas sans panache. Snyder peut remercier Capullo pour ses découpages fabuleux, son trait si dynamique, et compter sur son final inspiré. Il ne lui reste plus qu'à apprendre la concision et nul doute alors qu'il aura franchi l'étape qui distingue le bon scénariste de l'excellent auteur (mais, au vu de ses récentes productions, ça n'a pas l'air d'être encore au programme...).

dimanche 24 septembre 2017

BATMAN, VOLUME 04 : YEAR ZERO -SECRET CITY, de Scott Snyder et Greg Capullo


Les éditions Eaglemoss ont récemment lancé une collection intitulée La Légende de Batman, qui propose des albums censés couvrir des aventures du Dark Knight de ses débuts à sa fin (quand bien même, sur ce dernier point, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre puisque le héros est encore publié et ne risque pas d'être annulé de sitôt...). A raison de deux fois par mois, en tout cas, voilà de quoi rassasier le "Bat-maniaque" avec de beaux albums cartonnés contenant une saga entière.

Logiquement (quoiqu'en faisant mentir la promesse d'une histoire entière en un seul volume puisqu'il en faudra deux), l'éditeur a choisi de démarrer par les 13 épisodes du récit Batman : L'An Zéro écrits par Scott Snyder et dessinés par Greg Capullo, publiés en 2014. Et bien que je suis pas un fan du scénariste, pour 12 Euros les deux tomes, j'ai sauté sur l'occasion.


Avant tout, il faut rappeler que le run de Snyder s'inscrit dans la période des "New 52" de DC Comics, fameux reboot qui a redéfini durant cinq ans la continuité de leurs séries : dans ce contexte, les super-héros n'existent que depuis cinq ans. 
Et donc, cinq ans avant l'émergence des justiciers masqués, Bruce Wayne revient incognito à Gotham City où, enfant, ses parents, de riches notables, ont été assassinés par un voleur. Âgé désormais de 25 ans, il s'est installé dans un appartement miteux, mais transformé en vrai bunker, de Crime Alley, là même où le drame s'est produit, avec le soutien de son majordome, Alfred Pennyworth, ancien médecin militaire. 


La ville est la proie de pillages menées par le gang de Red Hood dont Wayne devine que les petits méfaits couvrent une opération d'envergure. Pour tenter de la deviner, il agit d'abord sous de fausses identités afin d'infiltrer sa bande mais ni ses ruses ni sa détermination ou son courage ne suffisent à neutraliser cette armée criminelle contre laquelle la police, gangrenée par la corruption, ne fait rien.

Red Hood réussit, lui, à débusquer Bruce Wayne et détruit son repaire où il le laisse pour mort. Le jeune homme parvient à gagner le manoir familial où il a une révélation : pour terroriser ses ennemis, il se déguisera en chauve-souris car l'animal l'avait effrayé enfant dans une grotte du domaine. Et pour forcer Red Hood à sortir du bois, il le défie publiquement en tant que Bruce Wayne (que tout le monde croyait mort depuis plusieurs années en voyage au bout du monde). Les deux adversaires s'affrontent dans l'usine chimique A.C.E. d'où Batman sort vainqueur... Juste avant qu'une nouvelle menace n'apparaisse en la personne d'Edward Nygma alias le Sphinx, ancien employé de Wayne entreprises qui veut plonger Gotham dans un black-out alors qu'un ouragan approche...

En avant-propos, Scott Snyder prend soin de préciser son projet : en appelant Zero Year sa saga, il sait qu'il s'expose à l'ire de fans pour qui l'origine définitive de Batman a été formulée par Frank Miller et David Mazzucchelli en 1986-87 dans Batman : Year One. Quatre épisodes inégalés (et inégalables). Son intention n'est pas d'effacer ce chef d'oeuvre ni de tenter de le dépasser mais de mettre ce récit à jour. 

Ce qu'on devine surtout, c'est que Snyder avance en terrain miné mais qu'il ne peut résister à l'envie de revisiter les origines du héros, et de se mesurer à Miller et Mazzucchelli. De nombreux auteurs, établis, aiment régulièrement challenger leurs maîtres (Grant Morrison veut en découdre depuis des années avec Alan Moore par exemple). Les "New 52" ont souligné ce désir en modifiant la ligne temporelle des séries, en réduisant leur ancienneté, comme une tentative expérimentale de faire table du passé : ainsi, réécrire le passé, les débuts de Batman était trop tentant pour celui qui écrivait sa série avec un succès critique et public considérable. Soit, donc, on accepte de lire cette tentative avec indulgence, soit on la méprise et mieux vaut alors passer son chemin en estimant le projet vaniteux.

Ce qui distingue fondamentalement la démarche de Snyder de celle de Miller il y a trente ans, c'est que Miller avait épuré et voulu ancrer Batman dans la réalité. Par contre dans Zero Year, il n'est plus du tout question de rendre crédible les éléments constitutifs du personnage qui est immédiatement plongé dans une action dense, spectaculaire et colorée - et encore, une fois lu les six chapitres de Secret City, on n'a même pas lu la moitié de l'histoire !

Avant même que débute littéralement Secret City, les épisodes 21 à 25 forment effectivement une sorte de long prologue mettant en scène l'affrontement entre Bruce Wayne/Batman et Red Hood. Présenté ainsi, on pourrait penser que ce sont des chapitres dispensables, mais Snyder ne propose pas qu'un amuse-bouche : cette bataille prépare le duel entre Batman et le Sphinx, qui tire les ficelles en coulisses puisque, employé par l'oncle de Bruce Wayne au sein de son entreprise, il fournit en équipement Red Hood pour qu'il terrorise la population et persuade celle-ci d'abdiquer toute résistance. La police, corrompue jusqu'à l'os, ne s'oppose que mollement, préférant traquer Batman quand il apparaît enfin.

Dans The Killing Joke, Alan Moore et Brian Bolland, en 1988, liait la création du Joker à Red Hood : le premier est un ex-ingénieur devenu comédien mais dont la carrière est un échec et qui accepte d'endosser l'identité du second pour aider deux voleurs minables. La nuit du casse, surpris par Batman, les malfrats sont appréhendés sauf leur complice qui échoue dans un bassin de produits toxiques qui vont le transformer en Joker. On retrouve une scène identique ici mais sans savoir qui est vraiment Red Hood - sauf qu'il est évident qu'il s'agit d'un vrai chef de gang et pas d'un remplaçant (par contre, je ne sais pas si, avant ou après cette saga, Snyder a fait de son Red Hood le Joker malgré tout).

Le dessin, sous les influences de Frank Frazetta et John Buscema, de Greg Capullo, encré par Danny Miki (et avec les couleurs, étonnamment acidulées, de Dave McCaig puis FCO Plascencia) servent à merveille ce scénario bondissant, irréaliste et explosif. Rafael Albuquerque signe aussi quelques planches de l'épisode 25 (pour combler un petit retard de Capullo, qui est pourtant un artiste très ponctuel ?). 

Capullo donne au script de Snyder un rythme échevelé et son style réaliste mais qui s'autorise quelques extravagances empruntés à l'épouvante et au cartoon, avec une exagération des proportions, des expressions, et un découpage inspiré. On ne s'ennuie pas et on accepte les quelques boursouflures d'une histoire qui aurait quand même gagné à être plus condensée. Ce n'est pas que ce soit bavard ou lent, mais il y a là une exploitation de la matière un peu complaisante, qui prend son temps, qui veut tout expliquer, tout relier. Faire confiance au hors-champ, à la suggestion, à l'ellipse, plutôt qu'à une déconstruction parfois artificielle (et dont on ne devine le sens à la fois progressivement et tardivement), c'est justement ce qui faisait la force imparable du Year One de Miller - lequel réussissait à faire défiler une année entière en la faisant ressentir intensément alors qu'ici, cet An Zéro semble tour à tour durer seulement quelques semaines comme plusieurs mois...

Il est évident que toute l'entreprise va vraiment décoller dans la deuxième partie, Dark City, avec un méchant bien plus retors en la personne du Sphinx. A suivre donc...

vendredi 22 septembre 2017

ROCK'N'ROLL, de Guillaume Canet


Je n'aime pas Guillaume Canet. Je suis d'abord un peu jaloux qu'il soit le compagnon de Marion Cotillard. Mais surtout, blague à part, je ne comprends pas sa bonne côte dans le cinéma français actuel alors qu'il est un acteur dénué de charisme, au talent minimal, et un réalisateur surestimé.

Mais il a "la carte" (dixit la formule de Jean-Pierre Marielle pour désigner celui qui a les faveurs de la profession, quels que soient ses succès ou ses qualités). Alors quand Canet clame qu'il part en live dans son dernier film, pour casser son image trop lisse et aussi pour critiquer notre société obsédée par l'image que les célébrités renvoient, je suis curieux et je décide de regarder ce que vaut son dernier film : Rock'n'Roll. Mais le contenu tient-il la promesse de son titre ? 

 Marion Cotillard et Guillaume Canet

Guillaume Canet a 43 ans et tout pour lui : il collectionne les succès au box office, partage la vie de la comédienne française la plus connue dans le monde, et tourne dans le premier film de son meilleur ami, Philippe Lefebvre.

Camille Rowe et Guillaume Canet

Pourtant, lors d'une interview, une innocente remarque de la journaliste relayée par sa partenaire à l'écran, Camille Rowe, le plonge dans un doute abyssal : il est considéré comme un acteur vieillissant, à l'image trop sage, éclipsé par la notoriété de sa femme. 

Alain Attal et Philippe Lefebvre

Tout ça le tourmente beaucoup et rapidement au point qu'il rend le tournage infernal, se met à sortir et à abuser de l'alcool et de la drogue, à négliger sa petite famille... Pour prouver à qui en doute qu'il est encore "rock'n'roll", jeune, dynamique, capable d'étonner n'importe qui.

Une simple crise de la quarantaine ?

Son entourage personnel et professionnel fait d'abord le dos rond et pense qu'il ne s'agit que d'une crise passagère, mais Canet déconne de plus en plus jusqu'à l'irréparable - et malgré les conseils avisés du rockeur en chef, Johnny Hallyday...

Guillaume Canet et Johnny Hallyday

Bientôt il se laisse entraîner dans une spirale délirante par un pseudo-chirurgien esthétique et un coach sportif. Mais si son image change radicalement, sa réputation est dévastée, sa vie conjugale balayée... Convaincu de la justesse de ses choix malgré l'opprobre générale, Guillaume Canet prend un aller simple pour le grand n'importe quoi - au point d'y entraîner celle qui l'aime encore ?

On ne peut nier à l'acteur-scénariste-réalisateur un réel culot pour s'être lancé dans une telle entreprise, même s'il faut en relativiser l'originalité puisque l'argument rappelle fortement l'intrigue, plus tordue encore (quoique aussi inaboutie), de Grosse Fatigue (Michel Blanc, 1994). Déjà les acteurs y jouaient leurs propres rôles, ou du moins eux-mêmes tels que le cinéaste pensait que le public les voyait, et s'interrogeait sur ce regard (Blanc inscrivait son histoire dans une série noire où son sosie salissait sa réputation) sur le ton de la comédie.

Mais la différence entre Michel Blanc et Guillaume Canet tient d'abord à deux éléments : d'abord, Blanc n'éprouvait pas de malaise quand à l'image qu'il renvoyait, il subissait ce que son sosie en faisait (notamment en ayant un comportement inconvenant en société, et les femmes en particulier, mais aussi en abusant de quelques avantages permis par la notoriété) ; et ensuite Grosse fatigue développait son postulat dans une trame policière (trouver et arrêter le sosie, puis tenter de faire comprendre à tous que le vrai Michel Blanc n'avait rien fait d'affreux). Canet produit, lui, un récit beaucoup plus (trop) autocentré et sans le structurer dans un genre (si ce n'est une comédie très inégale, avant de sombrer dans la grosse farce à la fin - ce qui détruit toute l'entreprise de démolition pseudo-réaliste du début).

En vérité, non, Rock'n'Roll n'est pas très rock, ou pas suffisamment. Il ne va pas assez loin, ou alors trop loin mais dans la mauvaise direction : ce qui aurait pu (dû ?) être un jeu de miroir déformant troublant, dérangeant, assortie d'une réflexion aiguisée sur la "société du spectacle" finit par être une "potacherie" sur Guillaume Canet, un homme et un acteur pas assez important, profond, pour mériter d'être ainsi déconstruit.

Dans une scène du film, lors du deuxième acte (après la crise, mais avant l'aller sans retour vers le délire faussement trash), Canet se trouve dans le bureau d'Yvan et Alain Attal, producteurs du film qu'il tourne sous la direction de Philippe Lefebvre : il tente de les calmer face au sabotage qu'il inflige au tournage en évoquant son prochain long métrage de réalisateur. Ses interlocuteurs soutiennent l'idée d'un docu-fiction sur Marion Cotillard mais lui, en prétendant que sa compagne l'encourage, pense qu'il ferait un meilleur sujet.

Canet donne lui-même, peut-être sans s'en rendre vraiment compte, la clé de ce qui ne fonctionne pas dans son Rock'n'Roll et qui provoquent aussitôt la rage de ses producteurs : sa crise, sa personnalité, son personnage ne sont effectivement pas assez intéressants, et cela même sans le comparer à celui de sa célèbre compagne. Le film souffre des mêmes manques que son sujet et son héros.

Le sujet se veut une charge féroce et pleine d'esprit contre le narcissisme des vedettes mais aussi de la manière dont les médias s'intéressent à elles, moins comme artistes que comme people. Or, cela, le film ne fait que l'effleurer, préférant montrer les âneries pathétiques de vrai-faux (ou faux-vrai) Guillaume Canet pour rester jeune, en forme, et en même temps subversif, transgressif, bref dans le coup, dans le vent. Mais être dans le vent, tout le monde le sait (sauf Canet apparemment), c'est du vent et le film devient aussi venteux.

Le héros manque de recul au point qu'une banale remarque - exprimée par une journaliste quelconque et une jeune actrice inexpérimentée qui le charrie un peu sur son âge et ses copains - suffit à le vexer. Difficile, pour ne pas dire impossible, de croire ensuite que ce prétexte suffit à bouleverser autant le personnage, à le faire aller aussi loin. Pour sinon compatir, du moins accepter de croire à ce qu'il traverse, il aurait fallu davantage que ça. Mais si la mission était de se montrer comme un pauvre con, vertigineusement idiot, alors là, parfait, mais cela mérite-t-il d'y consacrer plus de 120 minutes ?

Les deux éléments (sujet pas assez fouillé, héros plus bête que vraiment dubitatif) sont liés et expliquent tout ce qui font boiter le film : je ne dis pas que ce n'est pas drôle, car quelques gags sont réussis, il y a des envolées loufoques vraiment épatantes (Marion Cotillard transformée en Céline Dion quand elle est convaincue d'avoir "attrapé" son rôle dans le Xavier Dolan qu'elle prépare - il faut d'ailleurs souligner que la comédienne est réellement époustouflante de drôlerie décomplexée dans le film, faisant preuve d'auto-dérision en équilibre parfait entre sur-jeu et émotion contenue), mais, mais, mais que c'est mal foutu quand même.

Le premier acte est inutilement long, insistant déraisonnablement sur le caprice du héros, comme si Canet acteur et cinéaste hésitait à vraiment partir en sucette. Conséquence : une fois le twist révélé et l'acte II entamé, on s'étonne que le délire du personnage impacte aussi mollement son entourage et contamine si peu le film lui-même. Durant la promo et dans les bandes-annonces, on promettait une surprise renversante et audacieuse alors qu'en vérité, on est loin du trash de n'importe quelle émission de témoignage genre Chacun son choix.

Dès lors, on est loin de l'intention initiale, sans doute plus inspirée mais aussi plus risquée, de Canet (voir "Première" n°475) qui voulait appeler son long métrage Un Homme en colère, conçu avec un petit budget et caméra à l'épaule, façon faux docu - trop "aigri" selon l'auteur, mais certainement moins tiède que le produit actuel. C'est ce qui s'appelle avoir peur de soi-même tout en aimant se regarder déconner gentiment au lieu de dénoncer vraiment l'égocentrisme (des acteurs mais aussi des gens avec la manie des selfies, l'envie d'être célèbre même sans talent, etc). On a plutôt droit à un film pour happy few où les guests défilent sans être bien exploités (voir la scène avec Johnny : le chanteur y est très convaincant en caricature de lui-même, mais le dialogue qu'il échange avec Canet est d'une platitude moraliste consternante - "le rock'n'roll, c'est dépassé").

Jamais, c'est un comble, ce qu'on nous raconte là ne fait vrai et donc tout le dispositif sonne creux, la démonstration est vaine. Il aurait fallu oser être vraiment ridicule, méchant, grotesque, comme à la grande époque des comédies italiennes, pour transformer un sujet passionnant comme celui-ci en ce dont rêvait Canet. Mais ce dernier n'a ni le cynisme ni la puissance satirique, peut-être même pas le culot, pour déranger, interpeller le public comme il le prétend. A moins d'être décoiffé par le spectacle d'un type pour qui oser aimer écouter Demis Roussos ou péter au lit (entre autres audaces), Rock'n'Roll a tout du ballon de baudruche. Même en n'appréciant pas Canet au départ, difficile d'être indulgent de toute manière devant pareille frilosité.

VOUS ALLEZ RENCONTRER UN BEL ET SOMBRE INCONNU, de Woody Allen


Cette année, exceptionnellement, on ne verra pas de nouveau film de Woody Allen en France (le distributeur de son 47 long métrage, Wonder Wheel, ayant choisi de le sortir en Janvier 2018). Alors saisissons l'occasion pour revoir quelques-uns de ses anciens opus. Comme ce Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, datant de 2010, et dont j'avais gardé un souvenir mitigé (même si son pire film de la décennie en cours reste To Rome with love, 2012). Vérifions si le temps a bonifié cette oeuvre... Ou a confirmé cette déception.

 Crystal et Helena (Pauline Collins et Gemma Jones)

Lorsque son mari Alfie lui annonce qu'il souhaite divorcer à soixante ans passés, Helena s'en remet aux conseils d'une voyante, la bien-nommée Crystal, pour savoir de quoi son avenir sera fait - et les nouvelles sont bonnes puisqu'elle apprend qu'elle finira par rencontrer "un bel et sombre inconnu".

Alfie et sa fille Sally (Anthony  Hopkins et Naomi Watts)

Alfie, lui, s'emploie à rattraper le temps perdu en se (re)mettant au sport et à chercher une nouvelle compagne, si possible plus jeune que lui. La situation émeut sa fille Sally dont le couple avec Roy, un écrivain en panne d'inspiration, traverse une énième crise.

Roy et Dia (Josh Brolin et Freida Pinto)

C'est que Roy a remarqué une ravissante guitariste qui vient d'emménager dans un appartement en face du leur et la drague sans complexe, quand Sally n'est pas là. Ce badinage devient plus sérieux très vite, même si notre homme s'inquiète de n'avoir toujours pas de retour positif de son éditeur à propos de son dernier manuscrit. 

Greg et Sally (Antonio Banderas et Naomi Watts)

Sally, elle aussi, a la tête qui tourne car, assistante d'un célèbre galeriste, le séduisant Greg, elle se demande s'il n'est pas attiré par elle après l'avoir invitée à l'opéra parce que son épouse s'est désistée. Par ailleurs, il loue son coup d'oeil quand il s'agit de lui présenter des artistes prometteurs.

Iris et Sally (Anna Friel et Naomi Watts)

Et c'est justement là que le bât blesse car Greg, loin d'être épris de Sally, prend pour maîtresse une de ses amies peintres, Iris, comme le lui avoue cette dernière. Dévastée, Sally accepte l'offre d'une collègue d'ouvrir sa propre galerie mais doit, pour cela, trouver l'argent pour une mise de fonds. 

Charmaine (Lucy Punch)

Et ce n'est pas Alfie, son père, qui pourra l'aider : désormais en couple avec une ancienne actrice de séries Z et escort-girl, Charmaine, il s'est sérieusement endetté à force de la gâter alors qu'elle le trompe avec leur prof de gym. Lorsqu'elle annonce qu'elle est enceinte, elle jure qu'Alfie est le père mais celui-ci exige qu'à la naissance de l'enfant un test de paternité soit réalisé.

Sally et sa mère Helena (Naomi Watts et Gemma Jones)

Sally, qui s'est séparée de Roy, excédé par ses frustrations littéraires, s'en remet à sa mère mais Helena refuse de lui prêter l'argent dont elle a besoin car Crystal le lui a déconseillé. Bien que sa fille la mette en garde contre l'influence grandissante de la voyante, il est trop tard pour la faire changer d'avis. Et pour cause...

Helena et Jonathan (Gemma Jones et Roger Ashton-Griffiths)

La prédiction initiale de Crystal s'est vérifiée : Helena a rencontré son "bel et sombre inconnu" en la personne de Jonathan, un libraire veuf aussi versé qu'elle dans l'occultisme et que l'esprit de feu son épouse a autorisé à refaire sa vie en couple !

Si You will meet a tall dark stranger me semble toujours un peu moins bon que les autres récents films de Woody Allen (comparé à des merveilles comme Minuit à Paris, Blue Jasmine, Magic in the moonlight, L'Homme irrationnel et Café Society), cette nouvelle vision a tempéré ma première mauvaise impression.

Ici, le cinéaste new-yorkais, qui tournait à nouveau à Londres (après Match Point et Scoop) signe son film le plus vachard : tel un marionnettiste cruel, il agite ses personnages comme des pantins. Chacun approche, effleure le bonheur qui se dérobe in fine comme du sable entre leurs doigts : Sally tombe amoureuse de Greg qui trouve le bonheur dans les bras d'une peintre qu'elle lui a présenté, Roy s'entiche de Dia qui rompt ses fiançailles puis il angoisse à l'idée que l'ami écrivain dont il a volé le manuscrit se réveille du coma, Alfie s'entiche d'une jeune femme frivole qui tombe enceinte sans savoir s'il est le père de son futur bébé...

Citant Shakespeare - "la vie n'est qu'un jeu plein de bruit et de fureur sans aucun sens" - , Allen a rarement été aussi mordant et impitoyable : le mépris que lui inspire ce groupe de petits bourgeois névrosés, victimes de leur vanité, a rarement été aussi manifeste et il ne leur épargne aucune déconvenue, aucune humiliation. A la fin, personne ne sort indemne en philosophant de manière fataliste sur les mauvais tours du destin, comme dans Whatever works.

Ce sadisme peut surprendre de la part d'un auteur qui, sans être toujours bienveillant, a toujours su conserver une ironie plutôt bienveillante, en tout cas amusante, alors que, là, il renvoie chacun à ses égoïsmes après avoir fait dire à Roy que "les illusions agissent parfois mieux que les remèdes" (une saillie adressée à sa belle-mère). Effectivement, pendant un temps, Sally, Roy, Alfie pensent vraiment que se bercer d'illusions pansent leur mal de vivre, leurs frustrations, puis progressivement la réalité leur revient en pleine figure et les laissent K.O. : Sally mesure sa naïveté d'avoir cru que son patron pouvait l'aimer, Roy s'inquiète que son imposture littéraire soit révélée et Alfie ne peut que constater le désastre de son changement de vie quand il n'a plus un sou en poche. Terriblement cruel, cette fable présente une addition salée pour ses protagonistes.

Porté une fois de plus par une distribution éblouissante (Anthony Hopkins, Naomi Watts, Josh Brolin dominent la troupe dans laquelle Antonio Banderas et Freida Pinto se contentent de seconds rôles et où Lucy Punch compose un personnage de bimbo irrésistible), c'est finalement la crédule mais fervente croyante Helena (à laquelle Gemma Jones donne une fébrilité à la fois pathétique et touchante) qui trouvera son bonheur : peut-être est-elle abusée par une voyante mais elle sera sincèrement aimée à nouveau par un "bel et sombre inconnu", même s'il n'a rien d'un hidalgo ténébreux et tout d'un charmant toqué.

On quitte cette histoire à la fois en compatissant pour ses héros et en même temps en ayant anticipé leur chute spectaculaire : le malaise qui subsiste, et qui explique qu'on puisse être décontenancé par le film, implacable, préfigure le chef d'oeuvre de la dégringolade conjugale et sociale que signera trois ans plus tard Woody Allen avec Blue Jasmine. Une preuve de plus que sa filmographie est ouvragée comme celle d'un artisan qui en perfectionne les motifs.