lundi 4 juillet 2016

Critique 939 : LES REVENANTS, de Laura Kasischke


LES REVENANTS (en v.o. : The Raising) est un roman écrit par Laura Kasischke, traduit en français par Eric Chedaille, publié en 2011 par les Editions Christian Bourgois (réédité depuis en "Livre de Poche").

Tout débute une nuit lorsque Shelly Lockes, professeur de musique, est témoin d'un accident de la route. Elle découvre un couple d'étudiants dont le jeune homme, Craig Clements-Rabbitt, tient dans ses bras sa petite amie, Nicole Werner, sans connaissance, dans ses bras, et appelle les secours.
Quelques mois auparavant, c'était la rentrée au Godwin Honors College, une université du Midwest. Deux étudiants font partie des nouveaux arrivants, tous deux originaires d'une bourgade du nom de Bad Axe : lui s'appelle Perry Edwards et elle, Nicole Werner, et ils ont été acceptés dans cet établissement grâce à l'obtention de bourses et leurs bons résultats scolaires.
Perry partage sa chambre avec Craig Clements-Rabbitt, dont le père, Rod, un écrivain à succès, a fait jouer ses relations pour faciliter l'admission de son fils, un jeune homme aussi séduisant qu'arrogant. En faisant la connaissance de Nicole, il en tombe toutefois sincèrement et profondément amoureux. Elle partage vite ses sentiments.
Perry assiste à la transformation de son camarade, qui accepte tous les caprices de sa dulcinée - elle refuse d'avoir une relation sexuelle avant le mariage et se plie docilement aux règles aussi rigides qu'absurdes de la sororité Oméga Théta-Tau (un groupement d'étudiantes dans une même résidence sur le campus) à laquelle elle s'est jointe.
En proie à l'impatience ; à l'animosité de Josie Reilly, la meilleure amie de Nicole (avec qui il a couché une fois) ; Craig sera victime de cet accident de voiture dans lequel périt celle qu'il aimait.
Mais était-ce vraiment un accident ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un crime passionnel ? Craig est renvoyé
puis revient au campus, hanté par la mort de Nicole. Il n'est pas le seul que cette sombre affaire interroge : Shelly Lockes n'a jamais compris (ni admis) que les médias locaux n'aient pas correctement relaté les faits et son intervention ; Perry Edwards implique Mira Polson, professeur d'un cours sur la mort et son folklore, dans ses réflexions sur la disparition de Nicole, les rites de sa sororité...
Progressivement, la curiosité de Shelly, Perry, Mira et Craig déplaît aux "soeurs" de Nicole et à la direction de l'université. La véritable personnalité de la disparue se trouble, la disparition à la même époque que l'accident d'une autre étudiante questionne... A tel point que la victime ne serait peut-être pas décédée.
Tous ceux qui auront l'audace de mener des investigations le paieront chèrement...

"Un aveuglant paysage lunaire. Mira se dit qu'on avait désormais là un parfait campus 
pour revenants. Pour les invisibles. Les disparus. (...) 
La lune donnant au monde l'apparence d'une lune, d'un autre monde, désert et parfait."

Bigre ! Quel extraordinaire bouquin ! Au moment d'en rédiger la critique, me voilà intimidé non seulement par le volume lui-même (près de 600 pages !), mais aussi par la crainte de ne pas en dire correctement tout le bien que j'en pense, pas l'appréhension de ne pas vous donner l'envie de le lire. Moi-même, j'ai un peu tourné autour de ce livre avant de l'emprunter et de m'y plonger, impressionné par les louanges lues sur le quatrième de couverture et dans divers articles : allais-je être conquis ? Oui, et plus encore que je n'aurais osé l'espérer : c'est un grand roman - un chef d'oeuvre.
Laura Kasischke

Un mot d'abord sur l'auteur : Laura Kasischke nous vient de ce Midwest où elle a justement situé son histoire et où elle est née en 1961. Elle a enseigné la poésie et l'écriture à l'université de Ann Harbor dans le Michigan, et Les revenants est son huitième roman. Par deux fois, elle a été adaptée au cinéma : La vie devant ses yeux par Vadim Perelman (2007, avec Uma Thurman et Evan Rachel Wood) et White Bird (en v.f. Un oiseau blanc dans le blizzard) par Gregg Araki (2014, avec Shailene Woodley et Eva Green).

Célébrée pour sa capacité à écrire des personnages subtilement caractérisés, évoluant dans un cadre ordinaire qui se révèle de plus en plus sombre, à la limite du fantastique, elle est souvent comparée à Joyce Carol Oates.

Les Revenants, qui a connu un énorme succès critique et public à sa sortie, apparaît comme à la fois la synthèse et le sommet de son oeuvre, où figurent ses motifs de prédilection : l'université (et ses traditions), les relations humaines (amoureuses, familiales, hiérarchiques...), et le deuil. Tout cela est inscrit ici dans une intrigue policière, sans pourtant faire intervenir de policiers.

La construction du roman se développe de manière éclatée : si la narration est omnisciente, elle va et vient entre quatre personnages principaux, deux professeurs et deux élèves, et relate les événements en opérant des retours en arrière fréquents afin de révéler la vérité des faits et des acteurs progressivement. Ainsi se déroulent l'année universitaire en cours et ce qui s'est passé avant la mort de Nicole Werner. Le procédé, qui exige une écriture très rigoureuse, aboutit à une lecture addictive : de ce point de vue, Les Revenants est un redoutable page-turner, un roman dont on tourne les pages avec impatience pour connaître la suite et la fin du récit.
   
Bien que son titre français évoque aussi une série télé récente (diffusée sur Canal +) et des histoires de morts-vivants, de rites secrets, de manipulations, de complots, et que le décor est un de ces campus si souvent exploités dans des teen movies (surtout comiques, même si c'est un humour surtout vulgaire), faîtes confiance à Laura Kasischke pour vous emmener là où vous ne pouviez le prévoir. Certes, son roman emprunte aux codes de la littérature d'épouvante (plus nuancée que l'horreur), mais le résultat est d'une subtilité et d'une habileté remarquables, c'est une saga funèbre qui ne s'essoufle jamais, aux protagonistes extrêmement riches, aux rebondissements finement préparés et terriblement efficaces, à la psychologie élaborée. Cette descente aux enfers, dont les héros ne sortiront pas indemnes, distille un malaise durable, entretient une ambiance soignée, qui joue des clichés du genre (les étudiants amoureux, les rites de passage, les adultes en pleine crise existentielle, les conspirations sophistiquées). Le choc est d'autant plus percutant qu'il est précédé d'une véritable dissection de jeunes écervelés rattrapés par des forces qui les dépassent et des encadrants pas davantage préparés à ce qu'ils veulent mettre à jour.

Dès la scène d'ouverture, digne d'un film de David Lynch ou de David Cronenberg (la description de la scène de l'accident par Shelly Lockes, moment suspendu entre sidération et horreur, mélange de tôle froissée, de verre brisée et de victimes saisies comme des anges), on pénètre dans une sorte de "réalisme magique" où domine "le sentiment d'être tombée par hasard sur quelque chose de très secret [...], quelque rite sacré nullement destiné aux yeux humains". Ce prologue fondateur est le coeur d'une toile d'araignée narrative dont la complexité n'empêche pas une relation très claire, les quatre héros (et quelques seconds rôles) formant comme un choeur interprétant une tragédie à la fois macabre et pathétique. 

Tout l'art de Laura Kasischke réside dans la façon dont elle aborde le fantastique sans jamais céder aux effets faciles, tout en suggestions : les éléments naturels y sont abondamment cités, comme pour ancrer de manière authentique le récit mais aussi souligner à quel point le décor ressemble à un théâtre prédisposé pour les drames à venir. La neige récurrente, la lune omniprésente, le sang qui coule (à la suite de coups reçus, de mutilations auto-infligées, morsures, etc), tout cela répond à la fraîcheur apparente des personnages, à l'aspect tranquille du campus. Mais derrière ce vernis rassurant se cachent des secrets innombrables, des manoeuvres en coulisses, des mouvements patients et implacables pour sauver les apparences (celles de la sororité et, par extension, de l'université, mais aussi celle de la famille Werner). 

Ces adolescents qui découvrent la vie étudiante sont à la fois bizarrement désincarnés et agis par des instincts charnels, ils sont à la fois des êtres en devenir, en mutation, aux évolutions transparentes et aux motivations nébuleuses, créatures à la fois transparentes et incandescentes. Laura Kasischke aime aussi à écrire les adultes contradictoires, déjà usés et pourtant encore animés par des pulsions subites, subissant et réagissant alternativement. Ces activités font écho aux conditions météorologiques : le temps est changeant, instable, déstabilisants. Et tous ces humains, naviguant entre des vies chahutées et la mort qui rôde, sont comme scrutés par des mouches, papillons, chats, oiseaux, reptiles, qui accentuent l'atmosphère dérangeante du roman. 

Ce tableau donne à voir, au delà des chromos, un microcosme - le campus - qui serait une version miniature de l'Amérique elle-même, un pays malade, sacrifiant ses propres enfants au nom de traditions ou précipitant leur métamorphose en monstres. Cela produit un effet de loupe où certains sont condamnés par d'autres, quand ils ne s'égarent pas eux-mêmes dans la consommation de drogues, d'Internet, l'acceptation du bizutage dans de véritables sectes au cérémonial macabre. 

L'auteur a expliqué puiser dans sa propre expérience, ce qui rend encore plus saisissante certaines séquences comme cette visite à la morgue ou l'évocation de charniers en ex-Yougoslavie mais aussi le traumatisme qui ravage des parents endeuillés, dépouille de ce qui leur reste d'innocence des adolescents. L'effet est d'autant plus tétanisant que cela est écrit avec un calme, presque un détachement, sidérants de la part de Kasischke. On retrouve là ce style si caractéristique de nombreux romanciers américains, cette écriture "blanche", sans effets, ces phrases simples, ce déploiement tranquille de l'intrigue. 

Avec Les Revenants, Laura Kasischke a certainement ambitionné de produire son "grand roman américain", ce genre de fresque à la fois chargé de symboles et capturant à la fois le lecteur et le pays et l'époque. Mais elle a si bien réussi son entreprise que le résultat n'a rien de démonstratif, d'ostentatoire. Tant de maîtrise et de force laissent tout simplement pantois. Et avec l'envie de découvrir les oeuvres prochaines et antérieures de cette auteur exceptionnelle.
*
Davantage sans doute qu'un long métrage, c'est une mini-série télé, produite avec soin (sur une chaîne à péage, genre HBO, Showtime ou Netflix), qui conviendrait pour adapter ce volume au casting fourni. Un casting qui pourrait ressembler à celui-ci :
 Laura Innes : Shelly Lockes
 Niels Schneider : Craig Clements-Rabbitt
 Michael Cera : Perry Edwards
 Ashley Benson : Nicole Werner
 Maura Tierney : Mira Polson
 Elizabeth Gillies : Josie Reilly
 Marie Avgeropoulos : Karess Flanagan
 Adelaide Kane : Deb Richards
 Brandon Routh : Clark Polson
Goran Visnjic : Jeff Blackhawk

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