mardi 19 janvier 2016

Critique 796 : JE PENSAIS QUE MON PERE ETAIT DIEU (Et Autres Récits de la Réalité Américaine), anthologie composée par Paul Auster


JE PENSAIS QUE MON PERE ETAIT DIEU (Et Autres Récits de la Réalité Américaine) est une anthologie composée par Paul Auster, publiée en 2002 par les Editions Actes Sud (reprise depuis en Livre de Poche).
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Paul Auster

J'ai découvert l'oeuvre de Paul Auster quand j'étais au collège grâce à mon meilleur ami qui me prêta le roman La Musique du Hasard. La promesse qu'il me fit d'une lecture à nulle autre pareille et la confiance dans le jugement de mon acolyte se confirmèrent avec l'histoire de ces deux héros entraînés dans une aventure effectivement extraordinaire, racontée avec un brio certain.

Je ne me fis pas prier ensuite pour dévorer Moon Palace puis Leviathan et La Trilogie New-Yorkaise (avec Cité de verre, dont l'adaptation en bande dessinée par Paul Karasik et David Mazzucchelli est modèle du genre ; Revenants et La Chambre Dérobée). Plus tard il y eût Mr Vertigo, qui est peut-être le livre d'Auster que je continue de préférer.

Les années passèrent et je m'éloignais des parutions de l'écrivain américain, absorbé par d'autres découvertes littéraires et surtout accaparé par les bandes dessinées. Je renouais avec Auster en découvrant le diptyque de Wayne Wang dont il co-signait le scénario, Smoke et Brooklyn Boogie (le premier étant tout de même très supérieur au second). Puis à nouveau, une éclipse.

Il y a maintenant quatre ans, ma mère m'offrit Sunset Park : ce cadeau me surprit doublement, d'une part parce que j'ignorai que ma mère savait que j'appréciai Paul Auster, d'autre part parce que, donc, je ne suivais plus ses publications. Mais, comme à chaque fois, je constatais quel merveilleux conteur il demeurait.

Accessoirement, j'aime le format des livres édités chez Actes Sud, ces livres rectangulaires (21,5 x 11,5 cm) avec leur papier crème, leur couvertures toujours très belles et originales, leurs traductions remarquables.

Aujourd'hui je me rends compte en consultant la bibliographie de Paul Auster que j'ai laissé filer beaucoup de ses oeuvres et comme l'appétit pour le roman me revient, il fait partie de ces auteurs que j'ai envie de lire (voire relire) à nouveau. C'est donc ce qui m'a motivé à emprunter à la bibliothèque municipale Je pensais que mon père était Dieu.

La genèse de cet opus est déjà une histoire comme aurait pu l'imaginer Paul Auster chez qui les personnages aiment (se) raconter, dont les aventures paraissent à la fois vraies et fictives au point qu'on ne distingue souvent plus ce qui se relève de l'imaginaire et de la réalité, du mensonge et de la vérité.
Paul Auster a 52 ans quand en 1999 le projet de cette anthologie débute. C'est donc déjà un écrivain reconnu et prolifique (près d'une trentaine de titres depuis 1987), et c'est grâce à ce prestige et la qualité de sa production  qu'il est invité au mois de Mai dans l'émission de radio de NPR, Week-end all things considered, animé par Daniel Zwerdling. Il y lit une de ses histoires et se voit proposer de répéter l'expérience. Mais l'auteur décline l'offre, estimant être trop occupé et incapable de livrer un récit différent fréquemment.

Intervient alors Siri Hustedt, la femme d'Auster, elle-même romancière, qui lui suggère une alternative : ainsi se forme le National Story Project. L'écrivain revient dans le programme de Zwerdling et invite les auditeurs à lui envoyer des histoires qu'il sélectionnera pour en faire une lecture.

"Un livre, c'est le seul lieu au monde où deux étrangers peuvent se rencontrer de façon intime."
Paul Auster (2002).

Il s'agissait, pour citer Auster, de recevoir des "histoires vraies aux allures de fiction" avec lesquelles il comptait constituer des "archives véridiques, un musée de la réalité américaine".

Si l'anthologie compte 172 textes (ce qui est déjà copieux), c'est plus de 4 000 histoires que reçut le romancier ! Lire tout cela a été un travail titanesque, à la fois formidablement gratifiant et aussi terriblement envahissant. Dans la préface, il déclare :

"… Un si grand nombre d’émotions à affronter, un si grand nombre d’inconnus installés dans mon living, des voix si nombreuses me parvenant de tant de directions différentes … Ces soirs-là, en l’espace de deux ou trois heures, j’ai eu l’impression que la population entière de l’Amérique était entrée dans ma maison. Je n’entendais pas l’Amérique chanter. Je l’entendais raconter des histoires. … Gaffes burlesques, coïncidences déchirantes, frôlements avec la mort, rencontres miraculeuses, incroyables ironies, prémonitions, chagrins, douleurs, rêves – tels sont les sujets sur lesquels les participants ont choisi d’écrire …"

Rapidement, Auster a compris qu'il fallait donner à cette masse écrite un contenant, pour justifier cette entreprise, en conserver la trace. Le résultat tient dans ce livre, où les textes sont classés en dix catégories : Animaux, Objets, Famille, Slapstick, Inconnus, Guerre, Amour, Mort, Rêves, Méditations

L'ouvrage montre aussi que l'histoire est aussi une géographie, une cartographie d'un pays, explorant l'intimité de leurs auteurs et révélant l'universalisme de leurs récits. C'est passionnant, drôle, triste, troublant : un vrai tourbillon émotionnel.

Difficile de ne pas être fasciné à la fois par le projet et ce qu'il dit : on pénètre dans ces vies, on traverse l'Histoire, on voyage non seulement dans 49 Etats américains mais aussi d'autres pays, on éprouve mille sensations... Vertigineux !

Le format des histoires est très variable, de quelques lignes pour la plus courte à quatre ou cinq pages pour les plus longues. Et cela guide le lecteur : il ne s'agit pas d'absorber tout cela d'une traite, ni même de s'astreindre à une suite linéaire. Il est préférable de picorer, d'aller et venir d'un thème à un autre, de découvrir plusieurs textes d'affilée puis de s'interrompre et de reprendre avec un seul. A chaque fois qu'on l'ouvre, c'est comme si cette anthologie nous donnait rendez-vous, nous réservait une surprise : le procédé est ludique et l'impression est jubilatoire.

Ecrites selon des règles à la fois strictes et suffisamment souples, il s'agit donc "d'histoires vraies, sans restriction de sujet ni de style". Ces histoires devaient, selon le souhait de Paul Auster, être "non conformes à ce nous attendons de l'existence, des anecdotes révélatrices des forces mystérieuses et ignorées qui agissent nos vies, dans nos histoires de famille, dans nos esprits et nos corps, dans nos âmes", évoluant dans le registre de la comédie comme du drame, sur un ton léger ou grave. Il pouvait s'agir de "gaffes burlesques, de coïncidences déchirantes, de frôlements avec la mort, de rencontres miraculeuses, d'incroyables ironies, de prémonitions, de chagrins, de rêves, de douleurs". Et c'est, effectivement, tout cela.

Cette expérience magnifique rappelle celle menée en 1988 par les Editions du Chêne avec Un jour en France. Préfacé par Emmanuel Le Roy Ladurie, on y trouvait selon différentes sections des photographies toutes prises le même jour, le 16 juin 1988. Ces images étaient légendées simplement - identité de l'auteur, son âge, sa profession, et le lieu de la prise de vue. Ces clichés témoignaient de la vie de "français moyens" qui donnait à voir leur pays à la manière d'une singulière et éloquente synthèse sociologique et humaine.

Paul Auster connait-il cet ouvrage ? Je l'ignore. On retrouve une situation semblable dans Smoke où le personnage d'Auggie Wrenn photographie chaque jour à la même heure sa rue. Il se lie d'amitié avec un romancier veuf, Paul Benjamin (qui était un pseudonyme de Paul Auster), qui reconnaît, dans une scène déchirante, sa femme sur une des images.

Cela résume la philosophie littéraire de Paul Auster, à l'origine de Je pensais que mon père était Dieu : toute vie est une histoire, un récit en puissance. Et les auditeurs de NPR ont formulé leurs récits pour, de cette manière, les communiquer et partager leur mémoire privée avec le monde. Cette mosaïque de souvenirs d'enfance, de deuils, d'expériences étranges ou cruelles, de gags, de réflexions, dessine un portrait de l'Amérique au XXème siècle, tour à tour fantastique et banal, mais jamais quelconque. On y parle de la vie familiale, des des grands espaces, des mégalopoles, de l'enfance, de la mort, de la guerre, on y récite la peine et la joie, le bonheur et le malheur. C'est parfois poignant, parfois humoristique, toujours imprévisible.

Quel extraordinaire voyage ! Offrez-vous le, offrez-le autour de vous, vous ne le regretterez pas et on vous en remerciera.

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