dimanche 1 août 2010

Critique 157 : TAMARA DREWE, de Posy Simmonds



Tamara Drewe est l'oeuvre de la scénariste et dessinatrice Posy Simmonds, et a d'abord été publié sous la forme d'un comic-strip quotidien dans le journal anglais The Guardian, avant d'être édité comme roman graphique en 2008. Cette bande dessinée a fait l'objet d'une adaptation cinématographique en 2010, réalisée par Stephen Frears, avec Gemma Arterton dans le rôle-titre.
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Tamara Drewe s'inspire très librement d'un roman anglais du XIXe siècle, Loin de la foule déchaînée de Thomas Hardy. En voici le résumé : Au centre de l'intrigue est la jeune Bathsheba Everdeene (en vf, Bethsabée - l'Ancien Testament n'est pas loin...). Héritière de la prospère ferme de son oncle, Bathsheba est à la tête d'une bande d'ouvriers agricoles acceptant mal d'être dirigée par une femme. Mais en femme moderne, elle entend bien s'assumer seule et si elle doit se marier, elle le fera avec un homme qu'elle aime. La demoiselle est courtisée par trois hommes : le berger, fidèle, tendre et discret, Gabriel Oake ; son voisin, un vieux garçon, Mr Boldwood ; et le séduisant et séducteur Sergent Troy. Successivement, elle va éconduire Gabriel, charmer Mr Boldwood qui va alors la harceler, et céder au Sergent Troy...

Tamara Drewe, elle aussi, va faire tourner les têtes : celles du jardinier Andy, qui l'aime d'un amour sincère et dont elle a acquis la maison de ses parents ; de Nicolas Hardiman, un romancier marié mais infidèle ; et de Ben, l'ex-batteur d'un groupe de rock obsédé par son ex. La présence de la jeune femme dans ce décor champêtre, au centre duquel se situe la propriété des Hardiman, une retraite pour écrivains, va provoquer une série de situations d'abord comiques puis dramatiques, commentées alternativement par Beth (la femme de Nicolas), Glen Larson (un des pensionnaires des Hardiman), et de deux adolescentes, Casey et Jody.
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Révèlée par son excellente adaptation d'Emma Bovary de Gustave Flaubert, devenue sous sa plume Gemma Bovery, Posy Simmonds se pose comme une disciple inspiré du Will Eisner de Dropsie Avenue ou La Valse des Alliances : on retrouve chez cette britannique la même virtuosité de l'art séquentiel, sans qu'elle ne se contente de copier le maître américain. En effet, chez elle, le texte est aussi important que le dessin, et même davantage : de larges parties écrites se partagent la planche avec parfois des illustrations, le plus souvent des vignettes accompagnées ou non de phylactères.

Graphiquement, Posy Simmonds a un trait plus tendre que celui d'Eisner (expert pour croquer des trognes à l'expressivité volontiers outrancière) : le dessin final est proche de l'esquisse poussée, réalisée au crayon, et mis en couleurs également au crayon. Le résultat est remarquablement suggestif, d'une fausse tendresse correspond parfaitement à l'écriture. Néanmoins si elle sait se faire ironique, voire sarcastique, Posy Simmonds se distingue finalement par sa bienveillance envers son (ses) héroïnes - réservant son mordant pour les personnages masculins.
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L'auteur qu'on a adoré avec Gemma Bovery ne décevra pas ses fans avec Tamara Drewe : elle poursuit son étude sociologique amusée sur la petite bourgeoisie, dans un registre voisin d'un cinéaste comme Claude Chabrol.
En examinant à la loupe ce phalanstère rural d'écrivains libidineux et envieux les uns des autres, elle s'en donne à coeur joie et le lecteur se régale de cette galerie de personnages que la proximité avec Tamara Drewe révèle sous un jour peu flatteur : de la jalousie de Beth à la concupiscence de Glen en passant par les délires de Jody, la frustration de Ben ou l'attitude volage de Nicolas, chacun en prend pour son grade.
Pour contrebalancer cela, des personnages comme Andy ou Casey font preuve d'un recul, voire d'une sagesse bonhomme, qui ne rend que plus croustillants les tourments des autres.
Tamara, elle-même, reste finalement assez énigmatique : est-elle une vraie tentatrice, consciente des ravages qu'elle créé, revenue pour semer le trouble ? Ou est-ce une ingénue terriblement attirante mais innocente, dépassée par ce qui lui arrive ? Posy Simmonds ménage sa créature et joue avec la perception qu'on peut en avoir, la décrivant tantôt comme victime, tantôt consciente de ce qu'elle suscite.
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Parce que le récit évoque la fable, Posy Simmonds ressemble finalement à une douce moraliste : elle scrute cet échantillon de la société avec détachement mais sans condescendance, avec finesse mais sans pitié. Tout son génie culmine dans l'observation et la liberté qu'elle accorde au lecteur de juger, sans jamais lui imposer un avis sur les acteurs de cette comédie dramatique jubilatoire.
Sa narration est brillante sans être tape-à-l'oeil, d'une subtilité exemplaire, d'une réelle qualité littéraire - à la mesure des classiques auxquels elle choisit de se frotter, ce n'est pas rien. et son dessin est à la fois efficace et raffiné, au diapason du soin avec lequel elle se sert chez les autres pour produire une oeuvre à la fois référencée et très personnelle.
Ainsi le livre se dévore-t-il car il est conduit avec une science du rythme simple mais affûté : elle alterne des planches avec peu de texte qui accélèrent la lecture avec d'autres plus fournies qui servent à souligner les moments forts de l'histoire.
L'auteur partage le même souci du détail qu'un de ses personnages, une jeune femme écrivain à qui elle fait dire : « Je voudrais que tous les détails soient absolument exacts pour la scène campagnarde que j'écris ».
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Ce n'est donc pas un hasard si le talent de Posy Simmonds est salué par une presse unanime et même par des romanciers de premier plan, comme Tom Wolfe. Tamara Drewe est donc l'autre grand "graphic novel" de 2010, après Asterios Polyp de David Mazzucchelli : ne passez pas à côté !

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